SOMMAIRE DE LA RUBRIQUE "Festival de Cannes"
L’AFCAE, Association française des cinémas d’art et d’essai, organise au sein de son réseau de salles chaque année un concours de nouvelles littéraires liées au cinéma. Le prix ? Un séjour au Festival de Cannes !
Le jury composé de gens des métiers du cinéma et d’écrivains a décerné cette année leur prix à Natacha Milkoff pour sa très belle nouvelle, Jean-Louis Trintignant en quatre séquences, qui évoque la fascination qu’une femme éprouvera toute sa vie pour la voix mystérieuse de l’acteur français. Une délicate et subtile ode aux pouvoirs de séduction de la voix de Jean-Louis Trintignant que je vous encourage à lire sur le lien suivant, vous ne serez pas déçus, croyez-moi ! :
http://www.art-et-essai.org/sites/default/files/trintignant_en_quatre_sequences.pdf
Entretien avec l’heureuse festivalière.
Quelle image vous faisiez-vous de Cannes avant de venir ?
J'avais l'image classique de Cannes : paillettes et bling-bling… Mais j'écoutais aussi chaque jour les comptes-rendus et bavais d'envie de voir les films qui avaient réjoui les critiques et qui ne sortiraient pour certains pas avant l'année suivante.
Avez-vous été comblée par votre expérience ?
J’ai eu la chance d'avoir une accréditation qui m’a permis d'aller dans toutes les sélections. Cannes, c’est un paradis pour le cinéphile ! Même si le rythme est assez vite éprouvant, car on voudrait tout voir, mais on fait la queue une heure minimum avant chaque film.
Des souvenirs particulièrement forts ?
Oui ! Vincent Lindon en larmes à l'issue de la projection de La Loi du marché pendant une longue standing ovation. Pas mal de films bien sûr, dont j'espère qu'ils seront primés d'une manière ou d'une autre (La Loi du marché donc, Carol de Todd Haynes, le Nanni Moretti...). L'impression aussi d'un tout petit monde, coupé de tout le reste, centré sur un unique objet… Le sentiment que là n'est pas la vraie vie… Mais pour six jours, j'en redemande encore !
Festival de Cannes 2013
Une palme d'or et de feu
Le dernier vendredi de cette édition cannoise 2013, la queue était dense devant la « Salle du Soixantième » pour voir le film en sélection de Kechiche. C’est que le bouche-à-oreille était excellent, le film ayant été projeté la veille dans l’immense salle Lumière. Une de mes amies, qui n’est hélas pas pourvue du badge sésame « Presse », reste en rade dans sa ligne à elle, tandis qu’après une heure et demi de patience, j’entre enfin dans le saint des saints pour découvrir ce film monté dans l’urgence pour être à temps sur la Croisette — si bien que le générique en est encore absent.
Les premiers plans du film ne laissent pas de doutes : on est bien dans l’univers de Kechiche. L’actrice qui incarne le rôle-titre est de quasiment tous les plans, la caméra s’attachant à son visage, ses gestes, sa démarche, dans une quête attentive et passionnée de l’être humain, dans ses trivialités comme dans ses fulgurances. Cette « vie d’Adèle » fait d’emblée référence à Marianne, le personnage de Marivaux du roman picaresque (la Vie de Marianne), manifestement un auteur cher à Kechiche si l’on en croit déjà L’Esquive. Le réalisateur prend au sérieux la façon dont les écrivains découverts à l’aube de la vie d’adulte nourrissent l’imaginaire, donnent à penser, influent sur les impulsions et les choix. Les professeurs sont dépeints par Kechiche avec un respect empathique pour le travail de passeur et d’accoucheur qu’ils peuvent avoir lorsqu’ils s’attachent à leur métier. C’est le cas des enseignants de la lycéenne Adèle. Et l’on peut penser que sa propre vocation de professeur des écoles (« institutrice » est le mot utilisé dans le film) n’est pas étrangère au plaisir qu’elle a éprouvé en classe de français. C’est au cours d’une de ces lectures à l’oral de La Vie de Marianne que le sujet du film est lancé : « «Je m’en allais avec un cœur à qui il manquait quelque chose, et qui ne savait pas ce que c’était…» Les lycéens sont interrogés sur le sens de ce « manque au cœur ». Prélude aux tâtonnements amoureux d’Adèle avec un garçon de son âge, avant de croiser dans la rue, comme dans un rêve, la fille aux cheveux bleus qui lui laissera un manque au cœur, sans qu’elle ne sache encore ce que c’est…
La Vie d’Adèle s’attache à ce moment si particulier qu’est le passage de l’adolescence à l’âge adulte, cette tranche de vie entre 16 ans et disons 23 ans, où tout est nouveau, infiniment intense, dangereux, crucial, comme irréversible. Ce moment où se vivent les premières vraies histoires d’amour, la découverte de la sexualité. Et où se décident les choix professionnels qui engageront souvent toute une vie. Si le film de Kechiche a su remuer tant de spectateurs cannois conquis, c’est évidemment pour la force de sa mise en scène, la radicalité naturaliste de sa direction d’acteurs, l’audace inédite dans le cinéma d’auteur des scènes charnelles entre deux femmes, mais aussi certainement pour le sujet universel qu’il traite : pas seulement la naissance puis la décadence de la passion amoureuse et charnelle, mais aussi, il me semble, ce moment transitoire et absolument bouleversant de notre existence au sortir de l’adolescence.
Kechiche, il l’a redit au moment de recevoir sa palme d’or, a voulu mettre en scène l’amour entre deux êtres au-delà de la question de l’orientation sexuelle. Et c’est comme cela que l’ont reçu aussi les membres du jury présidé par Spielberg, qui, soit dit en passant, a montré pas mal de hardiesse à primer ce film qui risque de ne pas sortir aux Etats-Unis dans des réseaux de salles lambda. Disons que la force de La Vie d’Adèle c’est de ne pas occulter la question de l’hétérosexualité vs l’homosexualité, avec les interrogations du Sujet sur ses orientations personnelles, les réactions diverses de son entourage (amis, parents…), les combats à mener pour l’égalité des droits… Tout en réussissant à banaliser l’homosexualité en dépassant ce « particularisme » pour traiter de la passion amoureuse dans son absolu humain. La palme conjointe attribuée aux deux actrices du film apparaît ici parfaitement justifiée : Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux (alias Emma) livrent une interprétation ébouriffante de justesse, de vérité, à tel point que l’on croit assister à un pur documentaire. La méthode de direction d’acteurs de Kechiche avait certes déjà prouvé son efficacité depuis son génial premier film, La Faute à Voltaire. On s’interroge sur la rudesse du tournage pour les actrices (laissons de côté les polémiques actuelles qui déchaînent les gazettes), qui ont payé de leur personne à un point qui, avouons-le, nous a à la fois subjugué et embarrassé. Les scènes de sexe sont d’une frontalité si criante de vérité, les longs plans-séquences laissant peu de possibilité à la simulation, que l’on hésite entre l’admiration médusée pour la captation de ce mystère du plaisir charnel, et la gêne d’entrer par effraction dans la chambre à coucher de voisines. A fortiori par l’entremise de l’œil d’un réalisateur, d’un homme mûr de surcroît. Eternelle question du cinéma comme dispositif voyeuriste/fétichiste phallocentré (cf. Laura Mulvey)… La dignité donnée au plaisir dans sa beauté nue et le respect empathique pour ses personnages tout au long du film font toutefois pencher le spectateur (la spectatrice ?) en faveur de Kechiche, qu’on a du mal à considérer comme un agent avilissant du patriarcat archaïque ! Dommage cependant qu’une vieille lune soit proférée vers le dernier tiers du film par un personnage de galeriste sympathique et qui pourrait passer comme un porte-parole du réalisateur : le plaisir féminin serait plus mystique que le plaisir masculin, plus cosmique, etc. Ah bon ?
Le film de Kechiche fait près de trois heures, ce qui lui permet d’étudier, après la naissance et le déploiement d’une passion amoureuse, son érosion, son dénouement funeste, puis son épilogue après la séparation et les trajets de vie disjoints. Et c’est là l’autre sujet central de La Vie d’Adèle qui ne manque pas de force : si les deux jeunes femmes finissent par s’éloigner, c’est que le sentiment amoureux et la passion physique ne suffisent pas à dépasser les antagonismes sociaux. Le film montre en effet comment l’origine sociale des êtres les emprisonne dans l’imaginaire de leur classe. L’artiste, la fille aux cheveux bleus, a des parents qu’on imagine post-soixantuitards, hyper ouverts, cultivés, qui mangent des fruits de mer lorsqu’ils invitent la copine de leur fille, et offrent un vin blanc sélectionné avec la connaissance du gastronome. L’institutrice, fille de prolétaires, ne peut avouer à ses parents son homosexualité, et mange goulûment à table les spaghettis bolognaises que les parents cuisinent le jour où Emma est invitée. Une des observations très justes du film est le léger mépris qu’Emma et ses amis artistes et thésards éprouvent pour le métier d’institutrice d’Adèle. Il faudrait qu’Adèle devienne l’écrivaine qu’elle est en puissance, qu’elle s’exprime, bref, qu’elle réussisse sa vie, ce qui ne semble pas concevable si elle se cantonne à exercer son métier d’instit bien sympathique, mais… Kechiche épingle ce préjugé social, en donnant à voir la dignité, l’importance et la difficulté du métier d’enseignant pour les plus petits à l’orée de la vie.
Le film de Kechiche était donné par beaucoup gagnant dimanche avant la proclamation du palmarès, mais des hésitations légitimes se faisaient entendre : Spielberg et son jury vont-ils oser ? Nous avons nous-même soupesé les personnalités supposées des membres du jury, en évaluant les chances que le réalisateur de Brokeback mountain (Ang Lee), que celui de Au-delà des collines (Cristian Miungiu), que les réalisatrices Lynn Ramsay et Naomie Kawase donneraient leurs suffrages, tout comme le feraient Daniel Auteuil et Christoph Walz. Et Nicole Kidman, sera-t-elle trop prude ? Mais elle a joué jadis dans Dogville, tout de même ! Et dans Eyes wide shut ! On aimerait bien être une petite souris pour assister aux débats de ces jurys cannois… En tous cas, en couronnant La Vie d’Adèle, Cannes a su s’affirmer comme un festival fidèle à une réputation qu’on espère perdurer : politique dans le meilleur sens du terme, artistique, audacieux.
Festival de Cannes mai 2013 (Prix Art Cinema Award, Quinzaine des réalisateurs)
Certains l’aiment chaud…
Guillaume Gallienne est un garçon à la mode depuis quelques temps maintenant: on peut l’entendre sur France Inter lire des textes choisis (« Ca ne peut pas faire de mal »), le voir sur Canal plus dans des bonus comiques où son goût pour le travestissement s’assouvit à plein. Sur grand écran, l’acteur s’illustre toujours avec bonheur dans un certain nombre de seconds rôles comiques ou dramatiques (sa prestation d’homme d’église dans Confessions d’un enfant du siècle permettait de découvrir son impeccable accent anglais). Et enfin, les plus chanceux ont pu voir le sociétaire de la Comédie française sur les planches, ou l’admirer dans sa pièce de théâtre à succès : Les Garçons et Guillaume à table ! Ce dernier spectacle, dont il est aussi l’auteur, s’inscrit dans une veine autobiographique un peu particulière et que d’aucuns ont nommé : le « coming out hétérosexuel » ! C’est ce spectacle que Gallienne a entrepris d’adapter lui-même pour le cinéma : pari risqué, car tomber dans l’écueil du théâtre filmé eut été facile. Mais Guillaume Gallienne avoue être un cinéphile averti, et son passage à la réalisation se révèle parfaitement maîtrisé. Dans la salle du Palais Stéphanie où le film était projeté (Quinzaine des réalisateurs), une standing ovation de près de quinze minutes à l’issue du film atteste que mon avis est largement partagé.
Enfin, disons-le d’emblée, les toutes premières minutes nous ont fait craindre le ratage : on y voit en effet Gallienne se préparer dans sa loge de théâtre, quelques instants avant son entrée en scène, se regardant avec gravité dans le miroir, en pleine concentration anxieuse. Ce début un peu convenu est surtout rendu assez insupportable par une musique sirupeuse, semblant dire aux spectateurs : « Attention, émotion ! ». On n’a pu d’ailleurs s’empêcher de songer à un film récent très réussi, Le Temps de l’aventure, dans un registre différent, qui commençait aussi par une pré-entrée en scène de l’héroïne, dans ce moment si tendu pour le comédien, sorte de saut dans le vide périlleux et grisant. Dans ce film, ce prologue fonctionnait à merveille, notamment car il n’était pas lesté d’une bande sonore lourdingue. Bref.
Ce moment de doute sur Les Garçons et Guillaume à table ! fut heureusement vite balayé par la suite qui nous fit découvrir le dispositif choisi par Gallienne : l’ancrage initial sur les planches, le comédien faisant face à un public hors champ (miroir de nous-mêmes spectateurs), et le passage insensible et fluide à l’illusion réaliste du cinéma. Un dispositif payant qu’utilisait jadis Autant-Lara dans son adaptation géniale d’Occupe-toi d’Amélie ! Et d’emblée, on découvre une des grandes trouvailles du film de Gallienne : s’autoriser à incarner à la fois le personnage de Guillaume (lui-même, donc) adolescent, sans transformation physique particulière, en dehors de sa puissance de jeu pour retrouver les accents d’un garçon de douze ans, et le personnage de sa mère, perruque blonde, lunettes et vêtements ad hoc ! Les deux personnages apparaissant dans les mêmes plans, se donnant le réplique, dans une folle logique imparable du scénario : puisque l’adolescent Guillaume admire sa mère au point de céder au mimétisme et de troubler son entourage (sa grand-mère, son père) qui prennent Guillaume, lorsqu’ils ont le dos tourné et ne font que l’entendre, pour la mère de celui-ci ! Il y a une grande jubilation à contempler Guillaume Gallienne jouer cette femme, grande bourgeoise hyper sûre d’elle et quelque peu excentrique, que le garçon, puis le jeune homme, ont contemplé passionnément comme l’incarnation ultime de la féminité, d’une féminité fascinante, comme l’explique Guillaume-ado : « Elle est géniale, ma mère ! Elle est encore plus belle quand elle parle espagnol. » C’est d’ailleurs d’abord en Espagne que le film nous mène, Guillaume ayant découvert au cours d’un voyage linguistique à quel point tout le monde le prenait pour une fille quand il dansait la sévillane — ce qui commence par le perturber un peu, puis ce qu’il accepte comme un compliment.
Le film nous raconte donc comment ce rejeton d’une fratrie de trois garçons, issu de la grande bourgeoisie très aisée, est désigné implicitement par sa mère comme un être à l’identité genrée à part. Le titre de la comédie n’étant que la citation de la phrase rituelle prononcée par la mère pour appeler ses enfants à dîner. Le jour où, jeune adulte, Guillaume s’invite à une « soirée de filles » organisée par une amie, et qu’il entend cette dernière appeler les convives par un « Les filles et Guillaume à table ! », le déclic se produira, celui-ci permettant au jeune homme de s’autoriser à tomber amoureux d’une femme. Avant cette issue que Guillaume Gallienne présente comme une délivrance, le jeune homme aura à subir les vexations de ses frères, les bizutages de ces copains machos, le regard sévère de son propre père, mais il aura aussi à vivre des tâtonnements sentimentaux et sexuels cruels. Cette histoire d’un itinéraire de vie compliqué par une identité genrée perturbée, Gallienne a choisi de la mettre en scène avec truculence et autodérision. Et ce parti pris donne lieu à des scènes hilarantes, dont on parie qu’elles seront bientôt d’anthologie, à l’instar de ces soirées dans les dortoirs d’une pension où les homologues de l’adolescent expérimentent leur sexualité masculine comme s’ils étaient enfermés dans une prison turque (dixit Guillaume). Ou de cette séquence ahurissante de drôlerie où l’adolescent s’imagine à la fois sous les traits de Sissi impératrice et de sa belle-mère l’archiduchesse ; ou bien encore de ces séquences en cure médicale en Allemagne où Gallienne se retrouve tour à tour entre les mains d’un Teuton géant peu délicat puis d’une Gretchen interprétée avec délice par Diane Kruger en roue libre! La force de Les Garçons et Guillaume à table !, c’est de réussir ces séquences loufoques, tout en évitant le film à sketchs, et en maintenant une profondeur psychologique et une délicatesse de touche jamais démentie. Gallienne est émouvant derrière son autodérision et sa moquerie pour sa mère qu’il réussit à ne pas éreinter, la tendresse affleurant toujours in fine. On pense un peu à Woody Allen, forcément, a fortiori pendant les séquences chez les psy, compatissants. Mais l’analogie s’arrête là, car Guillaume Gallienne a une personnalité totalement singulière.
Le film enfin résonne particulièrement en ces temps de débats sur le « Mariage pour tous », où les contempteurs de la nouvelle loi ne désarment toujours pas. Si le comédien-réalisateur s’est (re)trouvé en assumant son hétérosexualité, il ne faudrait surtout voir dans son propos une stigmatisation de l’homosexualité ! Gallienne semble d’ailleurs assumer aussi parfaitement sa part féminine, continuant à se travestir avec bonheur dans ses rôles (voir les Bonus de Canal plus). On ne vous dévoilera pas la réplique finale de la mère de Guillaume, lorsque celui-ci lui apprend qu’il va se marier avec « Amandine ». Digne de Certains l’aiment chaud !, dont on devine que le comédien doit l’avoir parmi ses films de chevet.
Comme tous les ans, le Festival de Cannes permet de se faire une bonne idée de l’état mondial de la production du septième art. Cette année, Cannes avait enfin réussi à attraper Steven Spielberg entre deux tournages pour présider un jury éclectique, avec des personnalités fortes comme le réalisateur Cristian Miungiu ou l’acteur Christoph Walz — un jury qui a su couronner avec raison un film fort et audacieux : La Vie d’Adèle.
Tout le monde a remarqué que la sélection cannoise 2013 faisait la part belle aux Français et aux Américains. Mais lorsqu’on étudie le palmarès final, on constate aussi le retour en force du cinéma asiatique. Le Prix du jury pour le Japonais Koré-eda (Tel père, tel fils) ne surprend pas tout à fait : non seulement le film est très beau et délicat, mais le questionnement sur les tenants et les aboutissants de la paternité ne pouvait que séduire Spielberg. Le prix pour le scénario récompense lui le Chinois Jia Zankhe (A touch of sin), immense cinéaste qui continue, avec cet état des lieux de la Chine contemporaine, à interroger la violence sociale et économique qui fauche les habitants de son pays. Avec en outre la Caméra d’or pour un premier film singapourien (Ilo ilo) et la Palme du court-métrage pour un jeune Coréen (Safe), Cannes souligne donc bien la vitalité du cinéma extrême-oriental.
Cinéma américain…
Les Américains ne sont toutefois pas totalement en reste. Si le Prix du meilleur acteur revient à Bruce Dern (76 ans !) pour son rôle dans Nebraska (A. Payne), l’Américano-mexicain Amat Escalante remporte le Prix de la mise en scène pour Heli, un film ancré dans la réalité terrible d’une région déshéritée du Mexique, entre dealers de drogue et adolescentes filles-mères. Quant aux frères Coen, grands habitués de Cannes, ils remportent un nouveau prix avec leur Inside Llewin Davis (Grand Prix), odyssée d’un magnifique looser, chanteur de folk dans le Greenwich village des années 60. Si les deux frères démontrent une fois de plus leur génie pour croquer des personnages en deux plans et pour faire naître l’insolite au coin de la rue, il nous a semblé toutefois que leur nouvel opus recyclait un peu trop leur éternelle obsession de l’anti-héros qui a la guigne.
Cinéma français…
Et la France, dans tout cela ? Avec cinq films en compétition officielle, le cinéma français peut s’enorgueillir de tenir son rang dans le concert international. Bérénice Bejo — dans le film produit par la France et se déroulant dans l’hexagone — de l’Iranien Asghar Farhadi, prouve à ceux qui en doutaient encore qu’elle est une très grande comédienne, et pas seulement muette ! Le Jury cannois l’a très justement reconnue. Deux autres prix d’interprétation féminine à des Françaises ont été décernés cette année par le Jury enthousiasmé par La Vie d’Adèle. Et ce n’est que justice : Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos y livrent une performance époustouflante. Le film d’Abdelallatif Kechiche qui reçu la récompense suprême retrace l’itinéraire d’une lycéenne de Lille, Adèle, dans son passage à l’âge adulte. Le réalisateur, d’origine tunisienne et qui a passé son enfance à Nice, explore l’émergence d’une identité — sexuelle, sociale, professionnelle — dans un film de trois heures qui prend le temps de scruter la vie, la passion, dans tous leurs méandres. Le film impressionne par sa mise en scène toujours au plus près de ses actrices, comme Kechiche le faisait déjà dans La Faute à Voltaire ou La Graine et le mulet. Il nous parle de la façon dont les êtres, enfermés dans leur origine sociale, ont du mal à sortir de l’imaginaire de leur classe. Il aborde aussi avec franchise l’homosexualité féminine, dans des scènes charnelles comme on n’en a peut-être jamais vu au cinéma, avec des plans-séquences frontaux, où les actrices livrent leur désir et leur plaisir avec une rage passionnée, sans pudeur.
(Homo)sexualité et violence
Ces thèmes de la recherche d’une identité sexuelle, de la passion charnelle, et singulièrement de l’homosexualité, auront d’ailleurs été récurrents dans ce Festival de Cannes. Le Jury d’Un Certain regard a ainsi décerné le prix mérité de la mise en scène au film d’Alain Guiraudie, L’inconnu du lac, une histoire de rencontres homosexuelles autour d’un lac du sud de la France, avec des séquences de sexe non simulées qui ont fait quelque peu le buzz sur la Croisette. Le film de Cronenberg sur Liberace, chanteur gay interprété par un Michael Douglas ébouriffant, ou la géniale comédie en compétition à la Quinzaine des réalisateurs de Guillaume Gallienne, Les Garçons et Guillaume, à table!, auront achevé de convaincre que le cinéma se fait bien le sismographe des questionnements contemporains de la société (on pense bien sûr aux récents débats autour du « mariage pour tous »). Enfin, si la violence du monde réel imprègne nécessairement les films, on sait gré au Jury cannois de ne pas avoir décerné de prix au très formaliste Only god forgives, dans lequel on ne croit déceler de la part de Nicolas Winding Refn que pur plaisir sadique vain dans ses séquences à la violence insoutenable.
(Paru dans La Gazette de Monaco - juin 2013. Droits réservés)