Interview exclusive avec Philippe Caubère (2015)

D.R.

 

L’an dernier, le monstre sacré se produisait pour la première fois en principauté, invité par le Théâtre des Muses. Il revient fin novembre sur la même scène pour jouer Bac 68, après une représentation mémorable de La Danse du diable à l’Opéra de Monte-Carlo en octobre dernier — l’occasion d’un entretien deux jours  avant la représentation.

 

D.R.

 

Quelle a été votre réaction lorsqu’on vous a proposé de jouer sur la scène de l’Opéra de Monte-Carlo ?

 

D’abord je ne l’ai pas cru ! C’est Anthéa (Sogno, NDLR) qui a eu ce rêve, depuis longtemps… D’abord on a visité l’Opéra avec Jean-Louis Grinda. C’est là qu’Anthéa m’a dit : « Je rêve que tu fasses ici La Danse du diable. » C’était il y a un an. Un jour, elle m’a téléphoné, Jean-Louis Grinda était d’accord.

 

C’est un lieu qui représentait quelque chose dans votre imaginaire ?

 

C’est le Palais Garnier, en petit. C’est un lieu qui est lié à la vie artistique de Monte-Carlo, très riche, originale, et qui me touche. Moi, j’aime les gens qui aiment les artistes. J’ai appris cette relation particulière de Monaco avec les artistes : Pagnol, Cocteau, Colette, Léo Ferré… J’ai créé La Danse du diable dans des lieux marginaux… Alors 30 ans plus tard, l’amener dans ce « palais », ca me fait plaisir, c’est romantique, romanesque. Je n’ai rien contre le prestige à partir du moment où c’est sincère, où ce n’est pas du vent, de la frime.

 

 

Philippe Caubère à ses débuts (D.R.)

 

Vous avez apprivoisé la scène de cet Opéra ?

 

C’est un lieu prestigieux, mais en même temps, extrêmement humain et familier. Ce matin, on a vu le plateau… Ce qui est extraordinaire, c’est que, si c’est beau, luxueux, c’est surtout un vrai théâtre avec des dimensions parfaites : un théâtre fait pour les acteurs, les chanteurs, plus que pour les metteurs en scène. Ce n’est pas facile de faire un théâtre d’acteur, de divertissement, populaire. En France, il y une notion assez élitiste du théâtre, on est coincés entre un théâtre intello, et le one man show de la télévision — ces deux énormes pôles d’attraction. Et quand on n’est pas dans ces deux tendances, quand on continue à croire dans le théâtre de Jouvet, de Dullin, de Copeau, et qu’on pense que ce n’est pas une chose ancienne mais vivante, ce n’est pas facile… Au Théâtre des Muses, le régisseur Monsieur Cheval, un « vieux de la vieille », m’a parlé du théâtre à Monaco : on sent que c’est une autre conception liée aux interprètes, aux chanteurs, aux comédiens. Moi je suis un enfant du Théâtre du soleil de 68, mais mon combat c’est aussi d’imposer un théâtre du point de vue du comédien, du poète, et pas du délégué culturel et du metteur en scène qui collabore avec lui…

 

Parlons de cette première fois où vous êtes venu à Monaco, au Théâtre des muses…

 

L’histoire de ce théâtre me touche énormément car il a été construit par la mère de ma fille (Anthéa Sogno, NDLR)… Je ne dis pas ça pour faire du people ! La vie, le théâtre… c’est mélangé. Je l’ai vu se faire ce théâtre ; je me suis dit que j’aimerais y jouer. Je voulais une sorte de baptême, que ma fille me voit jouer là. J’ai choisi Marsiho, un texte d'André Suarès sur Marseille, la Provence ; et les Monégasques, ce sont des gens du sud. Même si le public est plus bourgeois ici, ce sont des Occitans.

 

Ce texte d’André Suarès est-il difficile à mémoriser ?

 

Mémoriser non, mais difficile à jouer, presque impossible à jouer, oui. C’est un tour de force, car il n’est pas fait pour le théâtre. En même temps, moi j’avais la conviction qu’il y avait du théâtre là-dedans, mais il m’a fallu le prouver, que je le joue beaucoup pour trouver une liberté.

 

Vous êtes tout seul à vous mettre en scène ?

 

Oui, je ne cherche pas le regard extérieur, je cherche le regard intérieur. C’est-à-dire : qu’est ce que je vois moi, de là où je suis acteur, de là où je suis sur le plateau ? C’est essentiel, c’est un acte poétique. Ça m’arrive quand même de faire travailler des jeunes acteurs, je peux être en position extérieure. Mais même quand je suis en situation de faire travailler quelqu’un d’autre, ce qui m’intéresse énormément c’est de savoir ce que cette personne voit elle, comment elle voit les choses, et d’essayer de l’aider à faire sa propre mise en scène.

 

Dans le spectacle La Danse du diable, il y a encore de l’improvisation ?

 

Tout est réglé, et il y a encore de l’improvisation. Comme ça dure trois heures, je ne peux pas faire trop d’improvisation, sinon il faudrait que je déborde. Mais il m’arrive de couper un peu pour pouvoir improviser, j’enlève tel moment pour garder de la réserve …

 

Vous avez l’impression de vous mettre en danger dans ces moments-là?

 

Non ! Je ne me sens pas du tout en danger. Il n’y a que le danger de la représentation qui dure trois heures, ce qui est plus compliqué physiquement à 65 ans que je lorsque j’avais 30 ans. Encore que… je dis ça de manière mécanique, mais je me rends compte que ce n’est pas si vrai… J’ai beaucoup plus de contraintes, mais je sais mieux les gérer. Et puis, j’anticipe mieux, j’ai une économie physique beaucoup plus fine.

 

Est-ce que la voix est aussi un outil délicat à entretenir ?

 

Ca a été la galère la voix. La plus grosse difficulté physique, c’était la voix. Quand on joue trois heures, on se pète la voix. Quand on essaie de ne pas se la péter, on se la pète encore plus. J’ai vu plusieurs phoniatres… Ça m’a changé la vie. Mézière et les exercices avec mon phoniatre, ça a été un apprentissage de mon corps, une philosophie : pas forcer, pas s’angoisser. 

 

Dans Molière ! d'Ariane Mnouchkine (D.R.)

 

Vous êtes dans quel état d’esprit deux jours avant la représentation de La Danse du diable ?

 

C’est un spectacle que je connais bien. Cela fait longtemps que je n’ai plus fait de création : en reprenant un spectacle, le trac est énormément assourdi. L’année prochaine, j’ai le projet d’en créer un nouveau. Ça sera trois séquences du Roman d’un acteur, comme trois nouvelles de théâtre, une sorte d’adieu à la jeunesse. Pour le moment, je n’ai pas encore passé le cap de raconter mon âge d’homme.

 

C’est quoi pour vous, "l’âge d’homme" ?

 

C’est quand vous trompez la femme que vous aimez. J’ai raconté beaucoup comment on m’a trompé ; mais c’est une des pires épreuves de la vie de tromper la femme qu’on aime.

 

On vous a certainement souvent posé cette question : cette œuvre théâtrale qui est la vôtre, c’est une psychanalyse pour vous ? Quel rapport entretenez-vous avec la psychanalyse ?

 

J’ai fait ça pendant un an, à la suite d’un chagrin d’amour, il y a quatre ou cinq ans. Une histoire avec une gamine : elle est partie bien sûr, le sol s’est dérobé sous mes pieds, j’ai eu un énorme chagrin d’amour, qui dépassait l’entendement. J’ai trouvé un psy lacanien. C’était à mourir de rire, je me disputais avec lui tout le temps, il me faisait tout le temps des reproches : « Faut pas faire ci, faut pas faire ça ! Faut pas coucher avec des jeunes filles ! » Je lui disais : « Arrêtez ! J’ai l’impression d’entendre ma grand-mère ! » Ce que je découvrais moi avec mes spectacles, ma propre introspection, était tellement plus pointu, plus élaboré, que j’avais l’impression que c’était presque moi qui lui faisais la leçon. Je crois que la psychanalyse, c’est bien pour les gens qui ne parlent pas. Moi, je parle tellement, vous voyez comme je suis…

 

Et vous parlez de vous justement…

 

Oui, je parle de moi, mais aussi des autres…

 

Lorsque vous interprétez tous ces rôles dans vos spectacles, vous éprouvez le plaisir de sortir de vous-même ?

 

Bien sûr, il y a le désir de sortir de moi-même et d’être une femme en plus, car je joue beaucoup des femmes, ça c’est un plaisir extraordinaire d’être une femme. Et quand je joue, c’est double, car je suis, et je suis avec. Je peux me permettre même d’enfreindre ma propre logique, ma propre idéologie, d’être réactionnaire, pétainiste… Et elle a raison dans sa logique, absolument raison… Ça me permet de me moquer de moi, de me remettre à ma place. Et c’est une délivrance… C’est comme quand on dit qu’un des plus grands plaisirs, c’est de jouer un salaud, un assassin, parce qu’on a tous ça en soi, on est tous multiples.

 

Vous avez joué un salaud effroyable au cinéma, dans Truands

 

Oui ! Je me suis régalé à jouer ça.

 

Pourtant vous n’avez pas joué tant que cela au cinéma. C’est un choix ?

 

Ce n’est pas tellement un choix… C’est la vie… D’abord, ma passion c’était le théâtre. Pour faire tous ces spectacles, il a fallu que je m’y consacre. Et pour faire une carrière de cinéma, contrairement à ce que pensent les gens, il faut s’y consacrer, parce que c’est très difficile, très exigeant, il faut stratégie, une tactique, mobiliser toute son énergie, son ambition. C’est très difficile d’être bon au cinéma.

 

Plus qu’au théâtre ?

 

Oui, je trouve. Parce qu’au cinéma, la caméra est une loupe, et qu’elle montre en gros plan quand vous trichez. Alors qu’au théâtre, on joue comme ça… (Il force sa voix). C’est pour ça que j’ai joué les autres pour arrêter de jouer comme ça, comme font les acteurs du subventionné (il prend une voix nasillarde) et j’ai eu envie de jouer sincère, naturellement ; au cinéma, il faut jouer naturel ; avec toute une équipe, une caméra qui vous regarde, c’est beaucoup plus difficile.

 

C’est parce que tout est plus fragmenté au cinéma, avec cette énorme machinerie ?

 

Non, c’est parce qu’il faut se laisser aller, laisser la caméra prendre des choses qu’on ne contrôle pas. Au théâtre, malheureusement, c’est le contraire, on fait tout, on organise tout, on se garantit de partout.

 

Dans les adaptations cinématographiques de Pagnol, vous étiez naturel

 

Oui… Vous savez, dans mes carnets de jeunesse, j’ai écrit que j’aurais voulu être le plus grand acteur de cinéma, le plus grand romancier  de la terre, le plus grand acteur de théâtre, avoir toutes les femmes… Mais un moment, on est obligé de choisir…

 

Vous revenez à Monaco en novembre pour jouer au Théâtre des Muses Bac 68

 

Ça m’a paru inapproprié de faire Bac 68 sur cette grande scène de l’Opéra de Monte-Carlo, parce que c’est une histoire dans l’histoire, une digression, un petit événement dans La Danse du diable, je fais un zoom. Ça va donner la même chose sur le plan scénographique ; on m’aura vu en cinémascope dans La Danse du diable et hop ! on va s’approcher pour savoir ce qu’il y a dans la tête de Ferdinand, dans la tête de sa mère, sur ce sujet très particulier du bac. Le bac m’est apparu un sujet étrange avec tout ce que ça implique : un abcès de fixation en France, un rituel comme dans les tribus africaines, une initiation, avec la honte d’échouer, la victoire de l‘avoir… C’est un sujet de psychanalyse sociale. Et puis, faire valdinguer un drapeau rouge sur le Théâtre des Muses, ça m’amuse aussi !

 

Propos recueillis par Clara Laurent (D.R.)

 

Chez Marcel Pagnol... (D.R.)

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