Mauvaise graine : quand Billy Wilder engage Danielle Darrieux à Paris (1934)

 

Unique film tourné en France par Billy Wilder, Mauvaise graine est un témoignage passionnant des premiers pas d’un cinéaste appelé à devenir l’un des plus grands d’Hollywood (Sunset Boulevard, Certains l’aiment chaud…), mais aussi des débuts d’une actrice de 16 ans promise à un avenir de star : Danielle Darrieux.

 

 

En 1933, Billy Wilder n’a encore jamais réalisé de long-métrage. Né en 1906 en Autriche, il est devenu journaliste à Vienne, puis à Berlin où il s'est fait engager par la UFA, le grand studio allemand. Scénariste, il participe notamment à l'écriture de Les Hommes le dimanche (1929). A l’arrivée d’Hitler au pouvoir, il fuit l’Allemagne en passant par Paris, comme tant d’autres cinéastes et techniciens d’origine juive, dont Fritz Lang. S’il a l’intention d’émigrer aux Etats-Unis, Billy Wilder profite toutefois de cette escale pour réaliser son premier film, dont il co-écrit le scénario. Il se fait épauler à la réalisation par un autre émigré, le Hongrois Alexander Esway (né Sandor Ezry), qui a déjà réalisé quelques films en Allemagne et en Grande-Bretagne.

 

 

Mauvaise graine brosse le tableau d’une bande de délinquants pilotés par un chef sans scrupules (Michel Duran) qui tient un garage de voitures volées. Pour dérober ces engins, les voyous ont mis au point un modus operandi bien huilé ! Le spectateur découvre cette organisation de malfaiteurs grâce à Henri, un jeune homme oisif de bonne famille (Pierre Mingand), dont le père excédé par la nonchalance de son rejeton a décidé de couper les vivres. Comme il n’a aucune envie de travailler, Henri se laisse facilement convaincre de rejoindre la bande par le jeune Jean-la-cravate (Raymond Galle).

 

Le film s’ouvre sur un intertitre malicieux : « Les gens heureux n’ont pas d’histoire. Il faut croire que ce n’est pas exact. Henri Pasquier est très heureux. La seule chose qui lui manque est un klakson (sic)…» Henri est en effet obsédé par les voitures, singulièrement la décapotable qu’il conduit avec fierté et dans laquelle il fait le joli-cœur pour appâter les jeunes femmes croisées dans les rues de Paris. Un texte en incrustation apprend au spectateur qu’à l’époque, s’il y a 500 000 automobiles dans la capitale, seul un Parisien sur huit possède sa voiture.

 

 

Dans son premier film, Billy Wilder a à cœur de filmer ces nouvelles machines modernes qui transforment la physionomie de la ville et le style de vie des habitants. Il semble fasciné par la vitesse, expression de la modernité que les Avant-garde artistiques de l’entre-deux-guerres célèbrent abondamment…

Le film s’ouvre  sur un gros plan de roue de voiture tournant à plein régime, puis montre des Buick, Hispano-Suiza et autres bolides lancés sur les routes à toute allure. Grâce au nouveau matériel de prise de vue et de son plus léger qui vient de sortir, Billy Wilder et son équipe filment dans les rues de Paris la plupart du temps à l’arrachée, car les autorisations de tournage sont compliqués à obtenir. Si Jean Renoir tourne déjà dans Boudu sauvé des eaux (1932) des plans dans le brouhaha des rues de la capitale, ces séquences en décor naturel ne sont pas légion à l’époque. Mauvaise graine a été souvent cité à ce titre comme faisant partie des films précurseurs de la Nouvelle vague. Le spectateur d’aujourd’hui peut ainsi reconnaître des rues du centre de Paris aux immeubles haussmanniens, filmées en travelling de la voiture décapotable d’Henri. Mais il découvre aussi d’autres lieux plus périphériques, comme les bois de Vincennes et de Boulogne.

 

 

 

 

Lorsque Jean-la-cravate explique à Henry le fonctionnement de leur escroquerie, il précise : « Nous sommes onze, enfin, dix et demi : il y a une femme… » On appréciera le tranquille sexisme de 1934. Apparaît alors à l’écran Danielle Darrieux. Dans un regard-caméra glamour, l’actrice finit de se repeindre les lèvres, chapeau incliné savamment sur la tête, robe chic avec épaulettes de fourrure. Jeannette sert d’appât aux conducteurs de belles voitures qui l’invitent à boire un verre. Elle note alors avec son bâton de rouge à lèvres le numéro de la plaque d’immatriculation… On a peine à ne donner que 16 ans à cette jeune femme élégante qui arpente avec grâce une allée du Bois de Boulogne.

 

 

 

C’est déjà le sixième film de Danielle Darrieux, qui a été découverte en 1931 par un autre réalisateur autrichien, Wilhelm Thiele (Le Bal). L’adolescente s’est distinguée d’emblée par le naturel de son jeu, particulièrement évident face aux autres acteurs de l’époque souvent formés par le théâtre. Elle charme en outre par sa photogénie exceptionnelle, que Billy Wilder sait admirablement capter dans Mauvaise graine. L’ovale parfait de son visage, sa peau de porcelaine, ses grands yeux clairs et sa bouche bien ourlée sont magnifiés par la photographie. Sa silhouette parfaite colle à la mode de l’entre-deux-guerres, qui aime les femmes élancées.

Une séquence à la « plage » de l’Isle-Adam témoigne ainsi de la nouvelle vogue des sports nautiques. Elle met en scène Jeannette et Henri qui s’amusent à glisser sur un toboggan pour arriver dans l’eau avec force éclaboussures. Cette plage artificielle fluviale de L’Isle-Adam connaît un formidable essor dans l’entre-deux-guerres. Evec son sable fin et ses jardins fleuris, elle dépayse les Parisiens en 37 minutes de train spécial, dit « La Plage », depuis la Gare du Nord. Plus tard, en 1949, Johnny Weissmuller, alias Tarzan, inaugurera le « Bassin record » de 25 m….

 

 

A la fin de Mauvaise graine, Jeannette et Henry s’embarquent sur un paquebot à Marseille pour fuir la prison qui les attend et trouver une vie meilleure. Une préfiguration du propre chemin de Billy Wilder, prêt à quitter la France pour tenter sa chance à Hollywood. Il mettra presque dix ans avant de tourner son deuxième film.

D’autres collaborateurs de Mauvaise graine prendront la même route, comme le célèbre compositeur de musique Franz Waxman.

 

 

Danielle Darrieux, elle, enchaînera après Mauvaise graine les tournages à vive allure. En 1935, elle démontre ses talents burlesques dans Quelle drôle de gosse ! (Léo Joannon), le film qui l’impose comme la « plus américaine » des actrices françaises, capable d’être à la fois sexy et comique. Avec Mayerling (Anatole Litvak) en 1936, elle acquiert le statut de star internationale. L’actrice ne cessera de tourner jusqu’en 2010, avec plus de cent films à son actif.

En revoyant Mauvaise graine, on constate que le jeune cinéaste Billy Wilder sut filmer Danielle Darrieux non seulement comme une femme glamour, mais aussi comme une femme dynamique, futée et déterminée. Une jeune femme moderne exemplaire des années trente.

 

(Clara Laurent, mars 2017, Droits réservés)

 

Pour en savoir plus, lire Danielle Darrieux, une femme moderne, version revue et augmentée, Nouveau Monde Éditions, à paraître en septembre 2023

 

"Danielle Darrieux, une femme moderne" parution 20 septembre 2023 chez Nouveau Monde Éditions (dans une édition revue et augmentée)

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