Jean Gabin et la banalité du féminicide dans Au-delà des grilles (René Clément, 1948)

 

 

Une idée répandue voudrait que Jean Gabin connût une traversée du désert après 1945 jusqu’au succès de Touchez pas au grisbi en 1954. Assertion très contestable lorsqu’on observe le nombre de films tournés jusqu’à celui de Jacques Becker (pas moins de treize longs métrages) et les résultats d’un certain nombre de ces films au box-office : autour de 2 millions et demi pour Martin Roumagnac avec sa compagne d’alors Marlene Dietrich, également pour La Marie du port et La Nuit est mon royaume, et même 3 millions pour La Minute de vérité.

Sorti en 1949, Au-delà des grilles, réalisé par René Clément attire en France 2 millions de spectateurs. Il fait partie des coproductions franco-italiennes si nombreuses dans l’Après-guerre, et Jean Gabin y forme un couple avec l’actrice italienne Isa Miranda. Révélée par Max Ophuls dans le beau mélodrame La Signora di tutti en 1934, Isa Miranda joue dans un certain nombre de films français, comme La Ronde (Max Ophuls, encore) avec Gérard Philipe.

 

 

 

Après son ode à la résistance La Bataille du rail (1946), René Clément, formé par le documentaire, réalise avec Au-delà des grilles un film proche du néo-réalisme italien avec ses prises de vue en décor naturel dans la ville de Gênes meurtrie par la guerre et son petit peuple contraint de se débrouiller pour subsister. La fille d’une dizaine d’années d’Isa Miranda fait penser à ces autres personnages d’enfants débrouillards des films de Rossellini ou De Sica. A cet égard, le résumé fautif d’Au-delà des grilles qu’on trouve sur Wikipedia est curieusement repris sur le site de la Cinémathèque française :

« Pierre, meurtrier de sa maîtresse infidèle, arrive à Gênes, où il rencontre Marta, une serveuse de restaurant. Entre eux se noue une brève idylle, chargée de menaces, car Marta a une petite fille, Cecchina, dont la jalousie confine à la haine. »

Or Cecchina ne hait pas Pierre. Au début, elle est même séduite par cet étranger dont elle parle la langue car elle a vécu à Nice... Et si elle se rebelle contre lui quand elle sent qu’il lui « vole » un peu sa mère, elle n’est pas du tout la cause de la chute de Pierre, au contraire, elle essaie de le prévenir que la police est à ses trousses…

 

 

 

Jean Gabin retrouve avec le film de René Clément un type de personnages qu’il a incarné dans les années trente, un homme en proie à la « chienne de vie » et en cavale. On pense au déserteur de Quai des brumes dans une ville portuaire (le Havre) ou au truand de Pépé le Moko à Alger, autre ville portuaire comme la Gênes d’Au-delà des grilles. Mais en 1948, la formule ne fonctionne plus très bien, quelque chose sonne faux. Une séquence laisse le spectateur et la spectatrice un peu abasourdi(e). Gabin s’est réfugié dans une petite pièce pour passer la nuit. Isa Miranda sait qu’il est recherché par la police sans en connaître le motif. Et là, le fugitif lâche le morceau :

 

« J’te fais pas peur ?

-Non, pas peur.

-J’te fais pitié alors ?

-Pauvre Pierre…

-Pourquoi pauvre ? J’te dis que j’lai tuée. Elle avait 22 ans, et « t’es trop vieux ! » qu’elle m’a dit. Et puis elle voulait partir avec un autre de son âge, quoi. Alors, j’ai serré, et puis, voilà. 

-Tu es fatigué, il faut te reposer. »

 

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Le ton sur lequel Pierre énonce son féminicide est confondant. Son geste (l’étranglement ayant mené à la mort) est énoncé comme un fait trivial. Pierre est las. D’ailleurs, Marta le comprend : « Tu es fatigué, il faut te reposer. » Oui, car la femme entend l’assassinat commis par Pierre comme s’il s’agissait d’une information banale. Elle est mordue, Marta, et ce n’est pas parce qu’elle apprend que le Français pour lequel elle a le béguin a tué une femme (à l’époque, on appelle ça un « crime passionnel ») que ses sentiments sont ébranlés. Marta va tout mettre en œuvre pour aider Pierre et espère faire sa vie avec ce criminel.

Voilà, nous sommes en 1948.

 

 

REMARQUE:

Au festival de Cannes, René Clément obtient le prix du meilleur réalisateur en 1949 pour Au-delà des grilles. Et Isa Miranda souffle le prix d’interprétation à Danielle Darrieux (Occupe-toi d’Amélie) pour le film de René Clément.

L’Oscar du Meilleur film étranger est décerné en 1951 à Au-delà des grilles, et c’est Marlene Dietrich (alors ex de Gabin) qui remet la statuette à un représentant de la production franco-italienne.

René Clément reçoit la même distinction deux ans après pour Jeux interdits.

 

Clara Laurent ©

 

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