Irène Kudela, l’oreille en or des chanteurs

D.R.

Pianiste, chef de chant, directrice musicale, Irène Kudela parle sept langues couramment, dont le tchèque, la langue de Rusalka de Dvorak, opéra programmé en février à l’Opéra de Monte-Carlo, qui invite à cette occasion la « coach vocale ». Musicienne exceptionnelle, Irène Kudela est aussi une belle personne. Portrait.

 

 

Ce n’est pas la première fois qu’Irène Kudela vient à Monaco. Son lien avec la principauté est ancien. En 1986, l’immense Mstislav Rostropovitch dirige La Fiancée du tsar (Rimski-Korsakov) à l’Opéra de Monte-Carlo. Irène Kudela n’a alors que 24 ans. Elle est sollicitée pour assister Rostropovitch, la connaissance du russe étant requise. Cette collaboration ne cesse pas après cette seule production: « J’ai été l’assistante de Rostropovitch durant quatre ans. » Autant dire que ce séjour à Monaco fut marquant ! La musicienne reviendra d’ailleurs en 1987 à Monte-Carlo pour une mission non moins exaltante : « J’étais coach vocale pour la maison de disque Erato. Le producteur Daniel Toscan du Plantier préparait avec Erato son film Boris Godounov avec Ruggero Raimondi. Comme celui-ci séjournait à Monaco, je suis donc revenue travailler ici. » Mais revenons en arrière pour mieux cerner l’exceptionnel parcours de cette artiste surdouée qui démarra si précocement une carrière internationale de haut vol.

 

Une enfance polyglotte

 

« Je suis née à Skopje, en Yougoslavie, aujourd’hui République de Macédoine », explique Irène Kudela. Un an après, la famille déménage à Belgrade où la petite fille apprend le serbe ; puis ce sera à l’âge de sept ans un nouveau déménagement à Prague. Avec un père franco-thèque et une mère française de parents polonais et russe, l’enfant baigne ainsi dans une atmosphère linguistique riche et atypique. D’autant que les parents d’Irène Kudela sont professeurs d’allemand et d’anglais, langues qu’ils parlent à la maison lorsqu’ils ne souhaitent pas que la petite fille et son frère les comprennent ! « Nous parlions une langue qui était un mélange de tout cela, sans vraiment savoir que ce n’était pas la norme. A tel point que lorsque j’ai rencontré mon mari à l’âge de vingt ans, c’est lui qui m’a fait remarquer cette bizarrerie… » Toutefois, la langue française a une place singulière pour la future pianiste : « Comme je faisais ma scolarité dans les établissements français de l’étranger, le français est ma langue d’expression littéraire. J’ai été vite passionnée de poésie et en écrivais moi-même.» A Prague, Irène Kudela prend ses premières leçons de piano avec un excellent professeur et profite de l’offre musicale foisonnante et accessible à tous : « C’était tellement bon marché que nous avions une loge à l’année à l’Opéra. J’y ai vu diriger Karl Böhm, entendu Fischer-Diskau… ».

 

Les premiers pas professionnels

 

A l’âge de onze ans, la petite fille s’installe à Paris avec sa famille définitivement.   « Je voulais être danseuse, mais mon professeur de piano, qui estimait que j’étais douée, a convaincu mes parents que je deviendrai pianiste. Résultat : huit heures de piano par jour et des cours par correspondance. » Le régime est rude pour la petite fille qui, peu épanouie, entre tout de même rapidement au Conservatoire National de Musique (CNSM). C’est l’écoute d’un enregistrement de « La Belle Meunière » à l’âge de quatorze ans, avec Peter Schreier et Gerald Moore au piano, qui permet à Irène Kudela de comprendre où sera sa place : « Je me suis dit : voilà ce que je veux faire ! Joindre musique et texte littéraire, faire de la musique avec les autres : l’idéal ! » Une classe d’accompagnement s’ouvre justement au CNSM : Irène Kudela y entre et montre des dispositions hors du commun pour le déchiffrage, la transposition, la réduction d’orchestre. On la regarde comme un petit génie. « Depuis les dix années que j’enseigne maintenant moi-même l’accompagnement, je prends conscience que toute jeune, je trouvais instinctivement des solutions techniques et musicales qui me paraissaient aller de soi. » La jeune fille se retrouve nommée assistante de professeurs du CNSM, alors qu’elle n’obtiendra ses diplômes de musique de chambre et d’accompagnement que quatre ans après. « J’ai donc travaillé dès l’âge de seize ans, en voyageant beaucoup de par le monde. »

 

 

I. Kudela, la femme de R. Raimondi, R. Raimondi, M. Rostropovitch, G. Vischnievskaya, l'agent de Raimondi. Photo prise en 1987 à Washington, durant les séances d'enregistrement de Boris Godunov (chez Erato). D.R.

 

Une carrière fulgurante

 

La carrière d’Irène Kudela prend vraiment son envol grâce à la rencontre à Monaco de Mstislav Rostropovitch : « En fait, on m’avait proposé un an plus tôt de l’assister, mais je ne me sentais pas légitime. » Une humilité caractéristique de la musicienne, qui longtemps doutera d’elle-même, en dépit de collaborations avec les plus grands. Outre  Ruggero Raimondi, Irène Kudela a en effet travaillé avec des chanteurs exceptionnels tels que Galina Vichnievskaya, Rolando Villazon, Natalie Dessay, Roberto Alagna, ou encore Barbara Hendricks. Elle a collaboré avec des chefs d’orchestre majeurs, parmi lesquels Kent Nagano, Myung-Whun Chung, René Jacobs, Simon Rattle, ou encore Pierre Boulez. « Avec Boulez, précise Irène Kudela, j’ai travaillé sur Le Rossignol de Stravinsky en 1997, puis sur Le Château de Barbe-Bleue de Bartok en 1998. » Invitée de multiples festivals prestigieux (Aix-en-Provence, Salzbourg, Glyndebourne…), la musicienne travaille régulièrement entre autres avec l’Opéra de Paris, le Châtelet, ou encore Le Théâtre des Champs-Elysées. Sa connaissance des langues slaves lui vaut de signer plusieurs traductions de livrets d’opéra et d’être chargée des études musicales et linguistiques pour des œuvres russes et tchèques à l’Opéra de Paris. Irène Kudela s’enthousiasme lorsqu’il s’agit de faire connaître un répertoire peu connu en France : « En 2010, j’ai dirigé des œuvres tchèques et serbes jamais données à Paris avec le Chœur de Radio-France. C’était une grande joie !»  Le compositeur tchèque Janacek a ses faveurs : en 2009, elle participe à l’Opéra de Paris à la création de La Petite Renarde rusée ; en octobre dernier c’est L’Affaire Makropoulos. Sans oublier Katia Kabanova (Théâtre des Bouffes du Nord) dont elle est directrice musicale, et qui obtient le Grand Prix du Meilleur Spectacle Lyrique en 2012.

 

Un métier méconnu

 

Irène Kudela a mené aussi une vraie belle carrière de concertiste (elle est lauréate en 1992 de la Fondation Yehudi Menuhin), mais aujourd’hui, c’est son métier de « chef de chant » qui est le cœur de son activité de musicienne. Activité qu’elle transmet avec passion et exigence à l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris, à la Fondation Royaumont, mais aussi au National Opera Studio de Londres ou à la Hochschule de Francfort.

 

Peu de monde connaît ou même soupçonne ce métier, même parmi les amateurs d’opéra. Il est pourtant essentiel. Lorsqu’on demande à Irène Kudela d’expliquer ce qu’est un chef de chant, elle répond comme toujours avec précision : « Je suis une pianiste qui, tout en jouant la partition d'orchestre transcrite au piano, écoute et conseille les chanteurs dans leur apprentissage et le perfectionnement d'un rôle. Cette écoute se porte sur la prononciation des langues, la justesse d'intonation, la justesse rythmique, la couleur vocale d'une phrase en fonction de son sens… » Ces conseils supposent une connaissance fine et approfondie de l’opéra travaillé — musique et texte, on ne le dira jamais assez ! C’est ainsi que la sensibilité littéraire d’Irène Kudela seconde sa sensibilité et son intelligence musicale. Mais ce n’est pas tout ! Le chef de chant travaille en étroite collaboration avec le chef d'orchestre. Ainsi, lorsque ce dernier n’est pas disponible, Irène Kudela dirige les répétitions de mise en scène, en suivant ses indications de tempi : « Je peux également être amenée à conseiller le chef dans la gestion d'une phrase musicale, s'il s'agit d'un opéra dans une langue qu'il ne connait pas. » Enfin, lorsqu’un chanteur est malade, la pianiste doit pouvoir chanter elle-même la partie du chanteur absent, tout « en jouant l'orchestre au piano », afin que les autres chanteurs et le metteur en scène puissent quand même répéter. « Pour simplifier, conclut Irène Kudela, le chef de chant est l'oreille du chanteur et les instruments du chef d'orchestre. »

 

A la Fondation Royaumont, atelier Eugène Oneguine, avec Benjamin Laurent (pianiste) et Boris Grappe (Baryton) - 2013

 

Il est passionnant d’observer une répétition d’opéra avec Irène Kudela : quelles connaissances de la partition, mais aussi de la voix humaine et des techniques du chant lyrique pour parvenir à conseiller ainsi des professionnels pourtant rompus à leur pratique ! Sans parler des conseils linguistiques prodigués par notre polyglotte ! Mais surtout, cette maestria professionnelle ne serait pas aussi efficace pour les chanteurs si Irène Kudela ne distillait ses indications avec toute l’humanité et le doigté dont elle sait faire preuve. Une oreille prodigieuse donc, mais aussi un cœur en or…

 

Clara Laurent (Droits réservés)

 

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