Co-fondateur avec Charlotte Casiraghi des « Rencontres philosophiques de Monaco », Robert Maggiori consacre sa vie depuis près de 50 ans à la transmission de la philosophie. Portrait d’un homme pour qui la rencontre est au cœur de la pensée.
On imagine sans mal combien la pensée affûtée de Robert Maggiori, portée par une voix profonde de baryton, a pu captiver durant des décennies des générations de lycéens découvrant, émerveillés, la philosophie en classe de Terminale. L’une de ces élèves ne fut autre que Charlotte Casiraghi, restée fidèle à cette passion pour la réflexion et à son professeur du lycée de Fontainebleau, en créant l’année dernière une nouvelle agora des philosophes en principauté. Mais comment le jeune Maggiori rencontra-t-il lui-même cette discipline aisément intimidante ?
D’Osimo à la Sorbonne
« Je suis né en Italie, à Osimo, près d’Ancône. Mon père était brasseur, ma mère s’occupait de mes frères et moi. Nous nous sommes installés en France à Melun quand j’avais onze ans. » Ainsi, le jeune Robert appartient à une de ces nombreuses familles italiennes modestes, venues chercher du travail en France à la fin des années 1950, et dont l’intégration des enfants fut une réussite : « Je n’avais qu’une hâte, c’était d’apprendre le français. J’ai eu des maîtres exceptionnels et j’ai fait une scolarité brillante.»
L’adolescent aspire d’abord à devenir ingénieur chimiste. Toutefois, la lecture occupe déjà dans sa vie une grande place et va avoir un rôle déterminant : « J’ai lu d’abord beaucoup d’auteurs italiens, comme Moravia… Puis il y a eu la découverte de Sartre. Les Chemins de la liberté d’abord, puis La Nausée qui m’a énormément impressionné. Alors j’ai acheté L’Être et le néant, ce pavé. Je n’y comprenais pas grand’ chose, mais je crânais avec au lycée pour impressionner les filles… »
Contrairement à beaucoup de parents méfiants à l’égard d’une vocation philosophique quand ils rêveraient leur fils ingénieur, le père de Robert Maggiori ne contrarie pas le jeune homme : « L’essentiel, m’a-t-il dit, c’est que tu comprennes le monde. » Arrivé à Paris en pleine période de rébellion estudiantine, Robert Maggiori se frotte aussi à la politique et à la pensée contestataire de Mai 68, tout comme ses frères dont il est proche. La rencontre avec l’enseignement de Vladimir Jankélévitch représente un moment clef pour l’étudiant : « J’étais captivé par sa pensée, sa parole vive, son style admirable. » C’est avec cet ancien résistant pour qui l’engagement ne fut pas un vain mot que Robert Maggiori décide de faire sa thèse : « Moi qui étais politiquement de gauche, je m’intéressais naturellement à l’existence de la misère. Aussi, j’ai voulu travailler sur la pauvreté choisie chez Saint-François d’Assise et les Cyniques grecs. » Une thèse qui ne fut jamais achevée, en raison de la mort de son maître Jankélévitch en 1985.
L’écriture
Et justement, c’est l’écriture d’un livre avec son ami Dominique Grisoni qui marquera un tournant: « A l’époque, Althusser, très influent en France, critiquait la pensée d’Antonio Gramsci. Avec Dominique, nous avons écrit Lire Gramsci. À notre grande surprise, car nous étions encore étudiants, nous avons obtenu une préface de François Châtelet et d’Antonietta Macciocchi. L’accueil du livre a été fabuleux : je me souviens du Nouvel observateur qui titrait : Le siècle sera gramscien ou ne sera pas ! C’est à cette époque que Serge July, co-fondateur de Libération, m’a demandé d’écrire des articles sur la philosophie pour le journal. La collaboration est devenue bientôt régulière. »
D’autres livres suivront, comme en 1986 La Convivance, le favori de Robert Maggiori : « Cela parle du vivre ensemble, de la rencontre. J’ai inventé un nouveau mot. Hélène Carrère d’Encausse m’a appelé un jour pour me dire que mon néologisme entrerait dans le dictionnaire[1]. Un motif de fierté pour moi, l’émigré italien. » La philosophie morale devient la spécialité de Robert Maggiori, et lorsqu’on l’interroge sur le rôle que peut avoir aujourd’hui le philosophe dans la cité, celui-ci répond : « La présence du philosophe est rendue toujours plus nécessaire dans un appel désespéré à la lenteur. L’époque est obnubilée par la vitesse. Les chaînes d’information continue brassent du vide. Lorsque l’état d’urgence, décrété légitimement après des attentats, devient ensuite permanent, qu’est-ce que cela signifie ? Le philosophe doit œuvrer pour que l’œil ne soit plus collé à l’actualité. Lire Hobbes ou Locke permet de prendre du recul. »
L’enseignement
Robert Maggiori a décidé très vite que sa place de philosophe serait aussi auprès des adolescents : « J’ai désiré enseigner au lycée, car c’est là que la transmission est la plus forte. J’ai adoré ce métier.» L’enseignant est très attaché à cette particularité française de la classe de Terminale : « Nous sommes le seul pays où la philosophie est enseignée dans toutes les sections, et où elle l’est sous forme problématique, et non sous la forme d’une histoire des philosophes.» Aujourd’hui, Robert Maggiori estime que les philosophes importants sont ceux notamment qui pensent l’écologie. C’est d’ailleurs Emanuele Coccia pour La Vie des plantes (une métaphysique du mélange) qui a été récompensé cette année par le jury présidé par Charlotte Casiraghi.
Lorsque notre entretien avec Robert Maggiori prend fin, la jeune femme se présente afin de préparer d’ores et déjà la session 2018 de ces Rencontres monégasques. Le thème choisi ? La violence. Un sujet, hélas, en prise avec notre monde contemporain, et que les philosophes nous aideront à penser : « Nous inviterons aussi des psychanalystes ou des sociologues. Je ne considère pas la philosophie comme la reine des sciences. Elle doit être modeste et parler avec tout le monde », aime à conclure l’inventeur de la convivance.
(Clara Laurent - juillet 2017 - Droits réservés )
[1] La convivance (selon Larousse): Capacité de groupes humains différents à cohabiter harmonieusement au sein d'une entité locale, nationale, fédérale, communautaire…