« Collège Rainier III, Lycée Prince Albert, Lycée Grimaldi… » : non, ceci n’est pas la liste d’établissements sis dans la principauté monégasque, mais situés à… Madagascar ! Cette île immense, dont 75% de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté (avec 44% d’enfants de moins de quinze ans et la moitié d’entre eux analphabète), est liée à Monaco depuis plus de quinze ans par l’entremise d’un homme, le Père Pedro. Mais qui est cet homme hors du commun ? De passage dans la principauté fin juin dernier, le Père Pedro, personnalité attachante, nous a offert un entretien passionné. Portrait.
Lorsqu’on voit arriver de loin le Père Pedro, l’homme ne passe pas inaperçu. Ce qui frappe d’emblée, c’est le contraste entre la longue barbe blanche, celle d’un prêtre né en 1948, et la démarche sportive, quasi juvénile, d’un homme en apparence infatigable. Le visage souriant, le Père Pedro a le contact chaleureux et l’œil vif de ceux qui ne sont jamais blasés par la vie. Il semble heureux de faire une paisible halte à Monaco et de pouvoir parler de son combat, de ses engagements et de son itinéraire si singulier.
Son nom de famille, Opeka, est slovène : ses parents ont quitté leur pays d’origine pour s’installer en Argentine et c’est à Buenos Aires que Pedro verra le jour. L’adolescent est élevé au sein d’une famille de huit enfants. Les parents sont très croyants et le jeune Pedro perçoit alors « la cohérence, l’harmonie, entre leur foi et leur façon de vivre ». Le père est maçon et Pedro, dès l’âge de neuf ans, donne pendant les vacances des coups de main, apprenant les rudiments du métier - si bien qu’à dix-sept ans, il construira de ses propres mains une maison pour une famille déshéritée ! Ces compétences manuelles forgent très tôt un caractère porté vers l’action, le concret. Cette précocité touche aussi à l’éveil spirituel. Si, comme tout bon Argentin qui se respecte, l’adolescent n’est pas en reste pour jouer au foot avec ses camarades, le jeune Pedro est vite frappé par le contraste régnant entre la misère des bidonvilles et la richesse des beaux quartiers. La vie est gaie à Buenos Aires, mais le futur Père Pedro, voulant fuir une trop grande légèreté, trouve dans les Évangiles une nourriture plus profonde qu’il appelle de ses vœux. Il voit en Jésus un homme d’action, engagé contre les fausses valeurs, aux côtés des pauvres. C’est ce Jésus-là qui l’intéresse.
A 20 ans, il se décide à aller en Slovénie afin d’étudier la théologie. Au bout de deux ans, il a cependant envie de retrouver l’action concrète : elle se présentera en séjournant à Madagascar. « Alors que je n’étais pas encore prêtre, j’ai vécu dans une petite sous-préfecture où j’étais un des rares blancs. Je travaillais de mes mains avec 35 ouvriers malgaches, sous un soleil de plomb. » Le futur Père Pedro dispose aussi d’un atout de taille : le football ! « Pour les amener vers Dieu, je suis allé jouer avec eux. » Et le Père Pedro de livrer son opinion passionnée sur le football actuel qui est devenu pour lui trop timoré, trop scientifique, « avec 40% des passes qui se font vers l’arrière. » Tandis qu’il clame : « Mon football à moi, c’est l’attaque, je joue avec mes trippes. » On comprend que cet homme si peu conventionnel ait pu nouer des liens forts dès cette époque à Madagascar.
Il décide toutefois de retourner en Europe pour finir ses études de théologie, et c’est à Paris, à l’institut catholique, qu’il va élire domicile. Le jeune homme est enthousiasmé par la vie intellectuelle foisonnante de la capitale. Il lit Descartes et apprend à fonder rigoureusement son discours. Il est ordonné prêtre en 1975 à Buenos Aires, mais un an plus tard il décide de retourner à Madagascar. « En 1976, je me retrouve jeune curé dans la même ville que celle où je jouais quelques années plus tôt au foot ! J’ai vécu alors une expérience de pastorale extraordinaire… »
Le père Pedro est merveilleusement accueilli par un peuple qu’il juge alors « pacifique et naturellement bon ». La pauvreté est déjà grande, mais elle va se creuser au fil des ans. Le prêtre est révolté contre des dirigeants qui depuis l’indépendance de Madagascar se sont distingués par leur corruption de plus en plus délétère pour le pays. Le Père Pedro est confronté à la montée de la misère et se sent écoeuré par le sort réservé aux plus faibles : « Je n’en pouvais plus de m’occuper à longueur de temps d’enterrer des enfants et leurs mères », dit-il avec émotion, mais aussi avec le ton d’un insurgé, nullement résigné par ce qu’il refuse de considérer comme une fatalité. Selon lui, « les dirigeants ne sont occupés que de leur prestige… Ces gens devront un jour répondre pour leurs actes. »
La vie est si dure, que le Père Pedro songe à quitter Madagascar en 1989 : « J’étais alors très malade. Mon corps était rempli de parasites à cause de la nourriture que je mangeais et de l’eau qui était polluée… » Et le prêtre de s’insurger une fois de plus : « On accuse les Malgaches d’être paresseux, mais ils sont justes malades et affaiblis par ce qu’ils mangent ! ». Le Père Pedro est traité à Antananarivo. Il est alors directeur de séminaire et découvre une misère encore plus extrême : « Des décharges immenses à ciel ouvert, des milliers d’enfants au milieu qui se battent pour trouver de la nourriture comme des animaux, et qui inhalent des gaz toxiques… ».
Pas question alors de quitter le pays, le Père Pedro se sent investi d’un devoir : « J’ai fait une alliance avec Dieu pour m’occuper de ces enfants. » La première tâche, explique-t-il, est de créer la confiance : « Il faut nourrir ces enfants, leur donner un bol de riz. » Vient ensuite l’acceptation de faire partie d’une chorale, puis encore quelques mois sont nécessaires pour qu’ils veuillent bien apprendre à lire et écrire.
Une première école naîtra en 1990, mais bien sûr, ces initiatives sont coûteuses. l faut trouver des fonds. C’est alors que Monaco rentre dans la course, si l’on peut dire… En effet, c’est pendant le Grand Prix de l’année 1994 que des coureurs automobiles participèrent à une vente aux enchères à but caritatif. « Une personne de l’association Monaco Aide et Présence (M.A.P.) m’a alors appelé à Madagascar pour m’envoyer de l’argent », se souvient le Père Pedro.
Il est invité quelques temps plus tard dans la principauté et vit une expérience singulière : « C’était la première de Golden eye, le James Bond tourné à Monaco ! Accompagnée par Josyane Lahore de M.A.P., j’ai rencontré le Prince Rainier et le Prince Albert, et l’on m’a permis de présenter mon combat dans l’Auditorium Rainier III, en montrant des images de la décharge contre laquelle je luttais. »
L’Association du Père Pedro, « Akamasoa », sera désormais épaulée par Monaco. Le Père Pedro est notamment reconnaissant à l’actuelle présidente de M.A.P., Donatella Campioni, qui a permis de construire une vingtaine d’écoles, mais aussi à Nadia Jahlan de la fondation APPO, qui depuis près de quinze ans aide à financer 300 professeurs à l’année à Akamasoa. « Les dix mille enfants arrachés à la misère portent l’espoir de Madagascar. » clame le Père Pedro, qui est déjà venu une dizaine de fois en principauté, à chaque fois accueilli par le Prince au Palais. « Le Prince Albert est même venu deux fois à Madagascar nous voir ! », s’exclame l’inlassable avocat des enfants déshérités. « Il m’a promis de revenir une troisième fois ! », ajoute-t-il, au sujet du Prince qu’il remercie d’être très impliqué à ses côtés. « Il est toujours très présent, et puis avec lui, le courant passe… »
Grâce à la force de conviction du Père Pedro, la décharge a enfin été clôturée : « J’ai crié pendant 23 ans contre ce lieu contraire aux droits de l’homme et de l’enfant ! », explique ce réfractaire qui a su relater ses luttes dans une autobiographie (Combattant de l’espérance, 2005) et un « Journal de combat » (2008). A Madagascar, certains voudraient le voir prendre la tête du pays, ce qui le fait sourire comme un pied de nez à ceux qu’il n’hésite pas à espérer qu’ils « dégagent »… Quant à lui, il restera jusqu’au bout cette force en marche contre l’injustice, aux côtés des pauvres : « Toutes les promesses que j’ai faites ont été tenues, c’est pour ça qu’on me fait confiance. », conclut le Père Pedro. On peut le croire.
(Clara Laurent - paru dans La Gazette de Monaco, septembre 2012 - Droits réservés)