Quand Gérard Oury refaisait le portrait de sa future compagne…
Entre 2003 et 2010, la série américaine à succès Nip-Tuck mettait en scène la fascination du geste du chirurgien esthétique et ses répercussions dans la vie des patients. Lorsqu’on découvre aujourd‘hui Le Miroir à deux faces sorti en 1958, on ne peut s’empêcher d’y voir comme un précurseur de cette série. Réalisateur passionné par les évolutions sociétales de son époque, André Cayatte[1], qui a coécrit le scénario du Miroir à deux faces avec Gérard Oury, s’interroge à travers le phénomène de la chirurgie esthétique sur la condition féminine aliénée au sein du couple. Mais ses bonnes intentions féministes se révèlent finalement ambiguës…
En 1958, Gérard Oury n’est pas encore passé derrière la caméra. Il a déjà derrière lui une carrière d’acteur de théâtre importante (pensionnaire à la Comédie française, il a joué des tragédies de Racine…) et commence à être las de n’être distribué que dans des seconds rôles au cinéma. Le Miroir à deux faces est son premier scénario, mais Cayatte lui offre aussi le rôle du chirurgien esthétique. Il incarne avec beaucoup de conviction le démiurge par qui le drame arrive… A ses côtés, Bourvil a le premier rôle masculin dans l'un de ses tout premiers personnages dramatiques qui va changer son image auprès du public. Il donne la réplique à Michèle Morgan, alors immense star, dans un rôle qui est comme un défi pour celle qu'on surnomme depuis Quai des brumes (1938) "les plus beaux yeux du cinéma français".
Elle incarne en effet Marie-Josée, jeune femme sensible et mélomane, au physique plutôt disgracieux. Employée dans une boutique de disques, elle est amoureuse de son patron (Yan Desny). Mais il n’a d’yeux que pour sa jolie sœur (Elisabeth Manet) qu’il ne tarde pas à épouser. Les parents de Marie-Josée veulent caser leur fille célibataire. Ils répondent à une petite annonce à son insu et ourdissent un plan pour qu’elle épouse Pierre (Bourvil). Ce dernier se prête aux manigances et se fait passer pour un fin mélomane… Le premier jour de leur voyage de noces à Venise, Pierre avoue le pot aux roses à Marie-Josée. Humiliée, elle découvre Pierre sous son jour mesquin, mais se montre résignée. Dix ans après, on découvre le couple installé bourgeoisement avec une fillette. Marie-Josée s’ennuie dans son rôle de bonne d’enfant devenue invisible aux yeux d’un mari désagréable, d'autant qu'elle doit supporter de surcroît à demeure une belle-mère acariâtre (Sylvie). Un jour, Pierre est victime d’un accident provoqué par un automobiliste qui se trouve être chirurgien esthétique (Gérard Oury). Pour se faire pardonner, ce dernier offre une opération gratuite à la femme de Pierre, considérant que Marie-Josée possède de telles qualités qu’elle n’a pas « le physique de son personnage ». Refus catégorique du mari. Transgression de l’épouse. Elle se laisse opérer en cachette. Le résultat est bluffant. Mais cette beauté nouvelle provoque la violence de Pierre. On lui a volé sa femme ! Il ne la reconnait pas, d’autant que son nouveau physique glamour lui donne des ailes. De femme réservée et résignée, Marie-Josée devient libérée, sûre d’elle-même, flirtant avec des hommes… La suite sera tragique.
La publicité du Miroir à deux faces joua à l’époque sur la métamorphose de la star sophistiquée Michèle Morgan en femme au physique ingrat. Personne ne devait connaître son nouveau visage avant la sortie du film, si bien que l’actrice se déplaçait avec un voile noir… On fit appel à un célèbre maquilleur d’Hollywood, Peter Parker, qui faisait subir à Michèle Morgan des heures de maquillage quotidien. Christian Matras, grand chef opérateur (notamment pour Max Ophuls) est chargé de la photographie. Le résultat est très convaincant. C’est à la fois Michèle Morgan et une autre — un genre de sœur qui aurait un vilain nez, une mâchoire plus proéminente, une bouche moins bien ourlée, des sourcils moins bien dessinés, des cheveux ternes…
La séquence où Gérard Oury propose à Bourvil de sublimer son épouse est particulièrement savoureuse. Le pygmalion s’exprime avec la fougue du créateur sure de sa réussite et de son acte de bienfaiteur, tandis que le mari petit-bourgeois imbu de ses prérogatives patriarcales s’oppose vigoureusement à l’idée que son épouse puisse échapper à son contrôle en devenant belle. Lui-même ayant un physique ordinaire, il se sent rassuré que sa femme soit médiocre, car les jolies femmes, c’est bien connu, sont des gourgandines : « J’les connais les jolies femmes ! C’est du propre, en général ». Cayatte souligne par sa mise en scène et sa direction d'acteur l’esprit étriqué et égoïste de l'époux, face à l’offre généreuse du chirurgien qui, touché par les qualités morales de Marie-Josée (« Votre femme est sensible et intelligente… »), souhaite la rendre heureuse.
En fait, le chirurgien a une vision très normative des êtres humains, et son culte de la beauté confine à l’intolérance et au sexisme : « On a le devoir de corriger la nature, quand elle n’a pas bien fait son travail ! (…) Votre femme est malade et vous refusez de la guérir ! La laideur est une maladie, aussi grave que les autres. » C’est là toute l’ambiguïté du discours féministe du Miroir à deux faces. Une femme au physique ordinaire est comme condamnée à une vie médiocre et malheureuse. Une belle femme peut au contraire accéder à une existence palpitante. Cette injustice n’est jamais critiquée par le film. Ce schéma semble au contraire s’imposer comme une réalité incontournable. La chirurgie esthétique devient dès lors le moyen de modifier sa destinée. En cela, Le Miroir à deux faces est parfaitement en phase avec notre époque contemporaine…
L’autre faiblesse du film tient à la métamorphose psychique expresse de Marie-Josée. Devenue subitement très belle, elle change de personnalité du jour au lendemain. Cette métamorphose accélérée est peu crédible, tandis que le film aurait gagné à explorer l’évolution de la femme apprivoisant peu à peu son nouveau pouvoir de séduction.
Cayatte a préféré mettre l’accent sur la déchéance de l’époux. Bourvil se montre impressionnant dans ce rôle d’homme jaloux, parangon de l’époux possessif et violent. Son emprise sur sa femme subitement révolue, il sombre dans l'alcoolisme et se mue bientôt en criminel. Le film de Cayatte garde à cet égard une pertinence, hélas, tout aussi contemporaine.
Pour conclure, on peut rappeler que Gérard Oury et Michèle Morgan s’étaient croisés au Cours Simon dans leur prime jeunesse, puis en 1949 sur un film de Jean-Paul Le Chanois, La Belle que voilà, où Oury jouait un "méchant" qui embrassait de force Morgan dans un ascenseur. Il aura fallu que le futur réalisateur de La Grande Vadrouille refasse le portrait de Morgan dans Le Miroir à deux faces pour qu’ils se retrouvent. Ils deviendront compagnons de vie jusqu’à la disparition de Gérard Oury en 2006.
Clara Laurent ©
[1] Pour lire mon article sur Les Chemins de Katmandou avec Jane Birkin et Serge Gainsbourg :
https://www.claralaurent.fr/cin%C3%A9ma/les-chemins-de-katmandou-1969/