Disparu en 2013, Edouard Molinaro aurait fêté cette année ses 90 ans. Jugé souvent comme un réalisateur commercial, Molinaro a en effet trouvé son public avec des comédies populaires telle qu’Hibernatus ou La Cage aux folles. Pourtant, Molinaro a su aussi concocter des films plus intimistes comme L’Amour en douce en 1985. La Mandarine fait partie de ces films plus secrets. Sorti sur les écrans en 1971, puis longtemps introuvable, le film a fait l’objet d’une restauration 4K par les éditions LCJ. Film d’atmosphère, film témoin d’une époque, La Mandarine exhale un charme qui doit beaucoup à ses principaux interprètes, Philippe Noiret, Madeleine Renaud, Murray Head, Marie-Hélène Breillat, et surtout Annie Girardot.
« Mémé Boul, vous êtes une snob, une fêtarde et une coquine », lance Séverine (Annie Girardot) à sa grand-mère (Madeleine Renaud) au saut du lit. L’octogénaire se pourlèche en effet les babines en apprenant que sa petite-fille préférée vient de prendre pour amant un charmant jeune Anglais (Murray Head). Celui-ci est nouveau pensionnaire de l’hôtel que possède Madame Boulard (alias Mémé Boul), établissement de luxe sis rue de Rivoli en face du Jardin des Tuileries. Ce n’est pas que Georges, le mari de Séverine (Philippe Noiret) déplaise à Mémé Boul, non ! Mais enfin, la vieille femme guillerette et à l’œil qui frise entend revivre sa propre jeunesse débridée à travers sa petite-fille.
L’arrivée de Tony, Britannique tout droit sorti du Swinging London, émoustille la dame aux cheveux blancs fervente anglomane. Tony excite aussi Baba (Marie-Hélène Breillat) et son frère jumeau Alain (Jean-Claude Dauphin), les autres petits-enfants de Madame Boulard qui habitent le même hôtel. Des jumeaux vivant repliés dans leur chambre-sanctuaire, écoutant des disques d’opéra blottis dans les bras l’un de l’autre sur leur grand lit commun. Un frère et une sœur incestuels qui font penser aux « enfants terribles » de Cocteau…
Une drôle de famille donc que ces Boulard, pleinement ancrée dans ce début des années 1970 où l’amour libre devient le maître-mot d’une nouvelle génération marquée par Mai 68 et les mouvements hippies.
Cette histoire a pourtant été publiée en 1957 par la romancière et journaliste Christine de Rivoyre. Dans un bonus du DVD, Edouard Molinaro explique que ce film n’est nullement une commande et qu’il a dû se battre pour adapter ce roman intimiste dont personne ne voulait. C’est grâce à l’intérêt que porte Annie Girardot au projet que la production parvient à se monter. La popularité de la comédienne est alors à son zénith : la même année sort Mourir d’aimer, un énorme succès en salles. Molinaro vient de faire tourner Philippe Noiret dans Les aveux les plus doux et pense naturellement à lui pour interpréter le mari d’Annie Girardot.
La première scène du film a de quoi surprendre. Elle met en évidence l’entente sexuelle qui unit les deux personnages avec une frontalité certes de mise en 1971, mais pas si fréquente pour les acteurs plutôt pudiques que sont Noiret et Girardot. A la fin de leurs ébats sensuels, Séverine énonce résolument « J’ai faim », puis se rend dans les grandes cuisines de l’hôtel pour assouvir cette fringale. Le film est en cela fidèle à la première phrase du roman de Christine de Rivoyre : « L’amour me donne faim ».
Insatiable, Séverine ? « Elle est très gourmande, elle veut l’amour de tout le monde, sœur, frère, grand-mère, mari, amant. Elle a raison : on peut aimer beaucoup de gens », dit face caméra Annie Girardot dans une interview des bonus du DVD. Madeleine Renaud, interrogée dans le même reportage, lance quant à elle dans un grand sourire convaincu : « Ce qui est adorable, c’est que Séverine n’a aucune morale et ça, je dois dire que c’est enchanteur. » Madeleine Renaud paraît ainsi très proche du personnage qu’elle incarne dans La Mandarine : une femme "mûrissante" amorale, épicurienne, adepte de la conduite sportive, chantant à tue-tête, jouant au bowling, et qui à l’Anglais qui lui fait remarquer qu’elle est gaie répond du tac au tac: « On n’a pas le droit d’être autrement. »
Avec La Mandarine, Molinaro se fait l'écho de la remise en cause de l’exclusivité sexuelle au sein du mariage qui s'exprime à son époque. Le charisme d’Annie Girardot impose avec force et charme son personnage de femme tout à la fois sensuelle et déterminée. Pour autant, la vie dissolue des protagonistes de La Mandarine n'est pas sans heurts. Les sentiments de jalousie existent et viennent distiller des pointes d’amertume dans cette grande fête hédoniste. Le réalisateur a-t-il pensé au Terence Stamp de Théorème (1968) avec son ange anglais Murray Head qui promène sa longue silhouette avec une grâce dégingandée ? C'est parce que la star de la pop anglaise a étudié au lycée français de Londres que son accent français est impeccable, explique-t-il dans les bonus du DVD.
Pour finir, évoquons Marie-Hélène Breillat, sœur de la réalisatrice Catherine Breillat, dont le regard lunaire s’accorde bien à l’innocence de Murray Head. Elle épousera bientôt le réalisateur de La Mandarine…
Ah oui ! Et cette « mandarine » ? Que vient faire cet agrume dans cette histoire de clan familial soudé et d’amours libres ? Eh ! bien, ce n’est nullement d’un fruit dont il s’agit, mais d’une lampe de chevet couleur mandarine, objet fétiche de Séverine qui a éclairé tous les moments importants de sa vie. Et c'est vrai que le goût doux-amer de l’agrume s’accorde bien avec le ton de ce film insolite qui procure un plaisir … mi-sucré, mi-acidulé.
Clara Laurent (D.R. 2018)