« Car le salaire du péché, c’est la mort. »
(Epitre de Paul aux Romains, 6, 23)
Jeanne Moreau s’en est allée le 31 juillet 2017. Une actrice de légende. Une carrière internationale auprès des plus grands (Orson Welles, Michelangelo Antonioni…). Des rôles mythiques dont ceux de Jules et Jim ou d'Ascenseur pour l’échafaud… Mais qui se souvient du Salaire du péché, ce film de 1956 tourné aux côtés de Danielle Darrieux ?
Âgée de vingt-huit ans, Jeanne Moreau n’est pas encore une star lorsqu’elle accepte de jouer dans le deuxième film de Denys de la Patellière, qui vient de signer un an avant sa première réalisation avec Les Aristocrates. Le Salaire du péché fait partie de ces « produits de la Qualité française » quelque peu oubliés, de ces films vilipendés par la Nouvelle Vague, dont Jeanne Moreau deviendra justement à la fin de la décennie l’une des égéries la plus marquante.
Jeanne Moreau n’est pas vraiment un « nouveau visage » lorsque Louis Malle ou François Truffaut la choisissent. Le Salaire du péché est même le quinzième film qu’elle tourne. Elle a débuté brillamment au théâtre en 1947 et est devenue rapidement pensionnaire de la Comédie française, tout en jouant parallèlement au cinéma dès 1949 dans des rôles secondaires. Elle tourne ainsi à trois reprises sous la direction de l’ex-mari de Danielle Darrieux, Henri Decoin, mais aussi notamment pour Marc Allégret. Ces films lui permettent de donner la réplique aussi bien à Pierre Fresnay qu’à Jean Marais ou Raymond Pellegrin.
En 1954, Jean Dréville offre à la jeune comédienne pour la première fois de sa carrière un premier rôle, et non des moindres, puisqu’il s’agit d’incarner le personnage-titre de La Reine Margot. C’est aussi en 1954 qu’elle se fait abondamment enguirlander par Jean Gabin dans Touchez pas au grisbi, le film de Jacques Becker qui permet au monstre sacré de revenir au premier plan du cinéma français après une période morose. Dans cette adaptation d’un polar d’Albert Simonin, Jeanne Moreau campe une petite danseuse de cabaret pas farouche, et un peu tarte… Elle retrouve Gabin un an après dans un autre polar adapté d’une série noire française, cette fois filmé par Gilles Grangier : Gas oil.
Le Salaire du péché est à nouveau l’adaptation d’un roman noir, mais cette fois-ci traduit de l’américain : Emily will know. Publié en 1949 par la romancière Nancy Rutledge, Emilie le saura ! sort chez Gallimard un an après dans la « série blême ». L’histoire américaine est transposée dans un contexte français, et plus précisément dans la ville de La Rochelle. Magnifiée par Henri Alekan dans des noirs et blancs profonds, la ville maritime est mise en scène comme le théâtre austère du drame et comme une cité protestante peuplée d’une bourgeoisie hautaine.
Jean-Claude Pascal incarne Jean de Charvin, un journaliste local qui apparaît d’emblée comme un personnage louche et cauteleux, prêt à toutes les vilénies pour s’enrichir. Il est marié à une fille de la haute bourgeoisie industrieuse, Isabelle Lindstrom, interprétée par Danielle Darrieux. Celle-ci a bravé la désapprobation paternelle (c’est Jean Debucourt qui joue le père autoritaire) pour épouser le beau ténébreux désargenté, quitte à être déshéritée.
Lorsqu’elle surgit dans le film, Darrieux est occupée à accomplir les tâches ménagères du couple : acheter à manger, tout en poussant le landau de leur enfant. C'est une épouse modèle douce et résignée, dont on a du mal à comprendre qu’elle ne perçoit pas le manège de son mari. Le journaliste ourdit un crime parfait, celui du père de son épouse, qui a finalement remis sa fille sur son testament. La séquence où Jean Debucourt, cloué au lit par la maladie, fait face à Jean-Claude Pascal, meurtrier impitoyable qui provoque la crise cardiaque de son beau-père, constitue le climax dramatique du film.
Mais le crime n’est que presque parfait : Angèle, l’infirmière du père Lindstrom, était en vérité dans la maison apparemment vide au moment du meurtre. C’est Jeanne Moreau qui interprète cette jeune femme ambiguë : elle accepte d’être la complice muette du meurtre, puis succombe aux avances du sombre bellâtre. Le film met bientôt en scène d’autres tentatives de meurtre…
Pour confondre le coupable, la morale du Salaire du péché n’est pas le traditionnel « cherchez la femme (fatale) !» Est-ce parce que le roman initial n’est pas l’œuvre d’un écrivain, mais celui d’une écrivaine ? L’infirmière se révèle finalement, peut-être, une femme amoureuse moins perverse qu’il n’y paraissait.
Quant à l’épouse traditionnelle, elle sait se métamorphoser quand son père décède. La ménagère docile se mue en femme d’affaires, reprenant les rênes de l’entreprise paternelle avec efficacité. En cela, le personnage tenu par Danielle Darrieux est conforme aux nombreux rôles de femme active et déterminée que « DD » incarne dans les années cinquante. Des femmes écartelées entre le désir de s’affirmer dans des métiers où elles excellent, et le statut de femmes amoureuses dont les compagnons acceptent mal l’indépendance et la réussite professionnelle (Bonnes à tuer, Typhon sur Nagasaki…)
L’adaptation du roman de Nancy Rutledge par le scénariste Roland Laudenbach cultive de bout en bout une noirceur désespérée, dans une atmosphère raréfiée de rétention toute protestante, et sur laquelle l’épigraphe inscrite au générique (« Le salaire du péché est la mort ») projette son ombre. Au début du film, la caméra d'Alekan qui parvient à sculpter un climat inquiétant captive le spectateur, mais le film ne tient pas tout à fait ses promesses en s’enlisant peu à peu, malgré les rebondissements qui émaillent l’intrigue. Si seulement Jean-Claude Pascal pouvait instiller plus de subtile mystère dans son interprétation au lieu de jouer de bout en bout le salaud qui porte sa noirceur en étendard sur son visage ! Il aurait fallu le Cary Grant de Soupçons pour y croire vraiment… Mais Jean-Claude Pascal, malgré sa haute stature à l'allure vaguement britannique, n’est pas Cary Grant. Et La Patellière n’est pas Hitchcock…
A sa sortie, Le Salaire du péché attire tout de même 1 340 747 spectateurs. Si l’on peut le revoir aujourd’hui, c’est bien pour le plaisir de contempler deux actrices merveilleuses, dont ce fut la seule rencontre à l’écran : Jeanne Moreau et Danielle Darrieux. L’aînée sait y déployer ses multiples facettes : femme tendre, femme soumise, femme de tête, femme amoureuse, femme blessée… Au dénouement, on croit revoir la Bébé Donge du film de Decoin, une femme comme vidée de l’intérieur, le visage impavide et la silhouette rigide d’une statue de commandeur.
Darrieux poursuivra sa longue carrière qui lui réservera encore de beaux rôles, dont trois ans après cet autre film réalisé par La Patellière: Les Yeux de l’amour, un film à coup sûr bien plus réussi.
Quant à Jeanne Moreau, sa cadette, elle démontre déjà dans Le Salaire du péché toute l’autorité impressionnante de son jeu de femme lucide à qui on ne la fait pas. Mais aussi sa sensualité subtilement provocatrice et les belles nuances d’émotions dont elle est capable, faisant s'interroger de bout en bout sur la nature de son âme : est-elle juste perverse, ou vraiment amoureuse ? Prise de remords moral ou seulement déçue que l’homme qu’elle aime n’abandonne pas sa femme ?
Un an plus tard, Jeanne Moreau explosera dans un rôle intense sous la caméra de Louis Malle et au son de la lancinante trompette de Miles Davis. En 1956, le meilleur cinématographique est donc encore à venir pour cette sublime comédienne.
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