Le Grimaldi forum a choisi pour son exposition-phare de l’été 2015 les Avant-gardes russes. Ambitieux par son ampleur (150 œuvres, 40 artistes) et l’exigence de la conception de son curateur Jean-Louis Prat, l’événement est à ne pas manquer. Eclairages.
Des prêts exceptionnels
En mars 2015, Sylvie Biancheri, Directrice générale du Centre culturel et des congrès, expliquait le caractère exceptionnel de cette exposition estivale, qui s’inscrit tout naturellement dans le cadre de l’Année de la Russie à Monaco. Pour présenter au public cette « révolution » que constituèrent les Avant-gardes en Russie (puis URSS) au début du XXe siècle, le Grimaldi Forum n’a pas lésiné sur les efforts. Les 150 œuvres proviennent de grandes institutions russes, telles que le Musée d’Etat russe de Saint-Pétersbourg, le Musée Pouchkine, la Galerie Nationale Tretiakov de Moscou, mais aussi de divers musées régionaux comme Nijini-Novgorod, sans oublier de plusieurs institutions européennes comme le Centre Pompidou (Paris) ou la Fondation Thyssen-Bornemisza (Madrid), et enfin des prêts de collectionneurs privés, dont certains résidents monégasques.
1905-1930
La période choisie, 1905-1930, correspond à deux événements qui ont paru significatifs à Jean-Louis Prat : la révolte du « Dimanche Rouge » à Saint-Pétersbourg d’une part, événement précurseur de la Révolution d’Octobre 1917, et d’autre part la mort du poète Maïakowsky, figure emblématique de la Révolution, qui par son suicide en 1930 semble sonner symboliquement le glas des utopies. Utopies politiques, utopies artistiques : c’est bien ce lien que l’exposition souhaite mettre en relief, en soulignant la façon dont les artistes traduisent dans leurs œuvres les bouleversements historiques, aussi bien de nature politiques que technologiques. En effet, la modernité picturale est intimement liée aux nouveaux modes de transport, à la vitesse inédite, au machinisme — autant de transformations qui bouleversent les modes de perception et que les acteurs des Avant-gardes retranscrivent dans les différents courants artistiques que sont le cubofuturisme, le rayonnisme, l’abstraction, le constructivisme ou le suprématisme…
Parcours
Organisée pédagogiquement en un subtil parcours qui reprend les formes géométriques favorites de Kasimir Malévitch (cube, croix, rond), l’exposition permettra de déambuler en découvrant des œuvres de premier ordre, telles qu'Introduction au Théâtre d’art juif de Marc Chagall, Les Sportifs de Malévitch, Confusion de Kandinsky, ou encore Abstraction (Rupture) de Rodtchenko. Mais l’exposition fera aussi découvrir des artistes parfois moins connus du grand public, parmi lesquelles beaucoup de femmes (Sofia Dymchits-Tolstaïa, Xenia Ender, Natalia Gontcharova, Olga Rozanova, Varvara Stépanova), dont le nombre significativement élevé est à souligner dans un contexte artistique européen alors encore très masculin.
DEUX ARTISTES NOTOIRES, PARMI LES DIZAINES PRÉSENTÉS AU GRIMALDI FORUM :
Natalia Gontcharova :
une des femmes de l’exposition du Grimaldi forum
Artiste oubliée à partir de 1939 (elle finit sa vie dans la pauvreté), Natalia Gontcharova connut pourtant une reconnaissance éclatante dans les années 1910 et 1920, participant à la naissance du futurisme russe et à celle du rayonnisme.
En 1913, une grande rétrospective lui est même consacrée à Moscou, et elle participe en 1914 au Salon des Indépendants à Paris, aux côtés de son compagnon le peintre Larionov, avec le soutien de Robert et Sonia Delaunay. Elle quitte définitivement la Russie en 1915, résidant d’abord en Suisse, puis s’installant à Paris en 1918 avec Larionov.
Attirée par l'art populaire russe et l'expression picturale orientale (icônes et « loubok », espèce d’estampe populaire russe), Natalia Gontcharova tente de faire la synthèse entre ces éléments de l’imagerie populaire et les tendances modernistes dont elle est contemporaine. Engagée par Serge Diaghilev pour les décors, les costumes et les affiches des Ballets russes (Le Coq d'or, 1914 ; Noces, 1923 ; L'Oiseau de feu, 1926…), Natalia Gontcharova, après la disparition de Diaghilev, continue à créer de nombreux décors et costumes de ballets : Boléro à l'Opéra-Comique (1932), Le Barbier de Séville à Londres (1948)…. Elle travaillera au moins à deux reprises à Monaco, pour Les Jouets (Ballets de Monte-Carlo, 1934), et pour Bogatyri (Ballets russes de Monte-Carlo, 1938).
L’exposition du Grimaldi forum permettra notamment de découvrir Natalia Gontcharova à travers une œuvre néoprimitiviste, Paysans ramassant des pommes (1911), ainsi qu’une œuvre s’inscrivant dans la mouvance du rayonnisme : Le vélocipédiste (1913). Une belle façon d’inciter à redécouvrir une artiste injustement mise de côté trop longtemps.
Clara Laurent (D.R.)
Marc Chagall et son chef d’œuvre : « L’Introduction au Théâtre d’art juif »
Les habitants de la Riviera sont familiers du peintre russe Marc Chagall, qui vécut à Saint-Paul de Vence à la fin de sa vie, et dont la ville de Nice peut s’enorgueillir de détenir un magnifique lieu entièrement dédié à l’artiste depuis 1973 : le Musée National du message biblique.
Les visiteurs de l’exposition du Grimaldi forum jouiront quant à eux du privilège de découvrir la fabuleuse fresque de huit mètres de long, venue spécialement de la Galerie nationale Trétiakov de Moscou : « L’Introduction au Théâtre d’art juif ».
C’est après avoir été directeur d'une école populaire des Beaux-Arts et commissaire des Beaux-Arts de Vitebsk (en Biélorussie actuelle) que Marc Chagall retourne à Moscou pour réaliser en 1920 cette œuvre monumentale, célébration joyeuse du Théâtre d’art juif, lieu innovant où s’expriment les grands artistes du temps : écrivains, metteurs en scène, comédiens et plasticiens.
Pour Jean-Louis Prat, cette œuvre est pour ainsi dire « le Guernica de Marc Chagall », tant elle constitue une étape marquante pour l’histoire de l’art moderne, avec son aspect de bande dessinée pleine de verve et de couleurs éclatantes. Cette fresque, tout comme le reste de l’œuvre de Chagall, échappe aux classifications de l’Histoire de l’art. Elle constitue aussi une sorte de réplique au courant abstrait que son compatriote Malevitch développe au même moment, Chagall privilégiant lui les exubérances de l’imagination et de la fantaisie. Une œuvre magistrale à ne pas manquer cet été à Monaco !
Clara Laurent (D.R.)
Pour concevoir une exposition aussi exceptionnelle que celle présentée cet été 2015 au Grimaldi forum, il fallait faire appel à une personnalité du monde de l’art non moins exceptionnelle : Jean-Louis Prat. Portrait.
Les amoureux de la Fondation Maeght de Saint-Paul de Vence, lieu magique s’il en est, doivent beaucoup à Jean-Louis Prat. En effet, de 1969 à 2004, celui-ci régna sur cet espace enchanté consacré à l’art, et le fit rayonner comme un des temples incontournables de l’art moderne et contemporain. Comment Jean-Louis Prat fut-il élu par les époux Maeght pour diriger leur fondation ?
De « Pharmacie » à l’Ecole du Louvre
« Je suis né en Auvergne, pays de la terre et du feu. On y parle de choses simples, avec un souci de vérité. Mais c’est un pays pauvre, où l’art n’était pas beaucoup présent. » Les parents de Jean-Louis Prat envoient un jour leur fils en voyage linguistique en Angleterre : « J’avais treize ans, ma famille d’accueil à Londres m’a emmené dans des galeries d’art. Une révélation. J’ai découvert en particulier Picabia, un nom et un univers que je ne connaissais pas. » C’est ainsi qu’au début des années cinquante se fait pour l’adolescent la rencontre déterminante avec l’art de son époque. Le jeune garçon a aussi la chance de passer des vacances familiales sur la Côte d’Azur : « Nous allions à Beaulieu, à Cannes, mais aussi à Vallauris. C’est là que j’ai pu découvrir la céramique, les œuvres de Picasso notamment. J’aimais beaucoup cette façon de s’exprimer par un art qui rejoint les savoir-faire populaires. » L
Le jeune Jean-Louis Prat débute après le bac des études de pharmacie à Paris. Parallèlement, il fréquente assidûment les ateliers d’artistes, et se lie d’amitié avec de nombreux plasticiens comme César. Le virus de l’art est tel que l’étudiant décide de lâcher pharmacie pour entrer à l’Ecole du Louvre : « Mon père n’avait rien à voir avec le monde de l’art, il travaillait dans l’industrie, et ce n’était pas courant à l’époque d’avoir des parents aussi ouverts que les miens : ils ont accepté la voie peu sure que j’empruntais. »
De commissaire priseur à commissaire d’exposition
Diplômé de la prestigieuse Ecole du Louvre, Jean-Louis Prat a la chance de devenir stagiaire chez le célèbre commissaire priseur Maurice Rheims qui le prend sous son aile : « Durant trois années, j’ai appris énormément en faisant les plus beaux inventaires qu’on pouvait faire à Paris. » Il rencontre alors Aimé Maeght : « La Fondation, conçue par lui et son épouse, avait été inaugurée en 1964 par le ministre de la culture André Malraux. J’avais découvert les lieux en venant y écouter des concerts de musique contemporaine. Or, Aimé Maeght avait besoin immédiatement d’un collaborateur. Il m’a nommé directeur artistique. » Jean-Louis Prat a alors 28 ans ! « Au début, c’est vrai que je craignais l’exil loin de Paris où tout se passait. »
Finalement, le jeune directeur artistique partage son temps entre la capitale et Saint-Paul de Vence, un village alors fréquenté par la crème des écrivains, comédiens, et artistes de tous poils. Mais surtout, le lieu de la fondation se révèle extraordinaire : un bâtiment moderne élégant construit spécialement par l’architecte Josep Lluis Serp, dans l’écrin d’un parc verdoyant, musée à ciel ouvert avec des Giacometti, Miro, Chagall, Tal-Coat, Braque, Bury… Et les visiteurs se pressent pour visiter les expositions hors du commun conçues par Jean-Louis Prat, qui se plaît à mettre l’accent sur les liens entre poètes et plasticiens, en invitant René Char, Pierre Reverdy, ou encore André du Bouchet et Jacques Dupin…
Jean-Louis Prat aime aussi concevoir des expositions thématiques pour raconter des moments d’histoire, tel que Le nu au XXe siècle, ou L’art en mouvement : « En 1974, l’exposition que j’ai conçue avec André Malraux a rencontré un immense succès. J’ai travaillé pendant un an avec lui sur son Musée imaginaire »… Un des grands moments de la Fondation. Durant toutes ces années glorieuses, la Fondation propose un panorama fascinant de ce qui se fait de mieux dans l’art moderne et contemporain, mais elle constitue aussi une riche bibliothèque, sans compter l’édition de catalogues exceptionnels avec les textes d’écrivains de premier ordre, le tout sous la férule d’un directeur à l’énergie inlassable. « Je me souviens de ces années comme des moments de convivialité et de simplicité. Mes règles étaient celles de la rigueur et de l’ouverture d’esprit. A mon sens, chaque créateur détient une part de vérité et ces vérités accumulées à côté des autres créent la vérité. »
Monaco et la Russie
Depuis 2004, ayant quitté la Fondation Maeght, Jean-Louis Prat est devenu commissaire d’expositions indépendant et n’a pas chômé : on le retrouve ainsi en Suisse, en Allemagne, ou encore à Vienne… Fin connaisseur des Avant-gardes russes, qu’il avait déjà explorées à Saint-Paul de Vence en 2003 dans une exposition remarquée, Jean-Louis Prat a grand plaisir à proposer en principauté de nouveau un grand panorama de cette période (1905-1930) qui lui tient manifestement à cœur : « C’est un moment foisonnant, où les artistes sont remplis d’espoir et d’énergie, un peu comme ce fut le cas aux Etats-Unis dans les années cinquante. » Le grand espace qu’offre le Grimaldi Forum a par ailleurs stimulé l’imagination du curateur, pour lequel le lieu d’exposition en détermine la conception. Enfin, Jean-Louis Prat est heureux de faire découvrir à Monaco nombre d’artistes peu connus du grand public. Et si la répression et la dictature ont trop vite confisqué les espoirs de la Révolution russe du début du XXe siècle, pour Jean-Louis Prat, « les vrais révolutionnaires, ce furent les
artistes !»
(Clara Laurent, Droits réservés, La Gazette de Monaco)