L'EXPÉRIENCE ROYAUMONT

Un stage "Eugène Onéguine", dirigé par Jean-François Sivadier et Irène Kudela

 

 

 

Connaissez-vous l’Abbaye de Royaumont ? Ce lieu enchanté, niché dans un écrin de verdure à une trentaine de kilomètres au nord de Paris ? Construite au XIIIe siècle, cette grande abbaye cistercienne accueille de nos jours des sessions de formation pour des artistes du monde musical et de la danse. Ce mois d’août, Jean-François Sivadier (metteur en scène) et Irène Kudela (directrice musicale) ont été les maîtres d’œuvre d’un stage « Eugène Onéguine », le célèbre opéra de Tchaïkovski. Trois semaines qui ont abouti à deux « Fenêtres sur cour(s) », représentations devant un public de happy few saisis par le miracle d’intensité et de beauté accompli par tous les jeunes artistes en résidence.

Récit de « l’expérience Royaumont ».

 

 

Cela faisait quelques temps que des pianistes et chanteurs lyriques ayant eu la chance de séjourner à l’abbaye de Royaumont me vantaient les charmes de ce lieu exceptionnel. Tous témoignaient de la beauté de ce lieu, mais aussi de l’excellence de sa cuisine, digne des agapes que devaient faire les moines du XIIIe siècle ! Aussi, lorsque l’occasion me fut donnée de m’y rendre pour filmer le stage « Eugène Onéguine » afin d’en réaliser un documentaire, l’excitation était grande. Pourtant, la réalité allait bel et bien dépasser mon fantasme.

 

Royaumont a beau être situé relativement proche de Paris, à proximité d’Asnières-sur-Oise, ce lieu semble très éloigné du fracas de la capitale, comme protégé du bruit et de la fureur du monde. Lorsqu’on aborde ses alentours, on est tout de suite frappé par la luxuriance des forêts baignées de cours d’eau. On pense à la magie décrite par Gérard de Nerval dans Sylvie. Lorsqu'on aborde le domaine de Royaumont, on est saisi par la majesté des édifices. Il paraît que Saint Louis, "le bon roi", y séjournait souvent au milieu des moines qu’il servait humblement ! En se promenant dans les allées du domaine, il se pourrait qu'on croise aussi quelques fantômes illustres, ceux de Nathalie Sarraute, Eugène Ionesco, Vladimir Jankélévitch, Mircea Eliade ou Fracis Poulenc. C'est qu'ils séjournèrent tous dans l’abbaye transformée en fondation consacrée aux arts et à la vie intellectuelle au début du vingtième siècle sous l’impulsion du nouveau propriétaire des lieux, Henry Gouïn, .

 

 

Pour autant, et c’est une des magies du lieu, Royaumont n’est pas intimidant. Curieusement, on s’y sent presque instantanément chez soi. Est-ce la lumière qui entre à flots dans les salles de réfectoire ou dans la Bibliothèque avec son piano à queue et son clavecin? La hauteur des plafonds voûtés qui offre tant d’espace ? La chaleur des poutres du « Grand comble » où ont lieu les répétitions ? Peut-être un peu de tout cela. Les cellules de moines où l’on loge donnent sur le splendide cloître. On pourrait se croire en retraite spirituelle, mais très vite, l’atmosphère du stage « Onéguine » se révèle plus follement festive qu’ascétique !

 

Les membres de la Fondation de Royaumont qui observent de l’extérieur ce stage Onéguine sont unanimes : quelque chose de spécial est en train de se produire, impulsé par les deux « guides » que sont Jean-François Sivadier (metteur en scène, acteur) et Irène Kudela (chef de chant, pianiste, polyglotte). Ces deux grands professionnels, à la carrière foisonnante et prestigieuse, s’entendent bien et cela se sent. L’harmonie qui règne entre eux, l’absence de lutte d’ego et de pouvoir, rejaillissent sur les « stagiaires » recrutés quelques mois plus tôt. Ces onze artistes, âgés de vingt-deux ans à trente huit ans, se sont pour ainsi dire trouvés : sept chanteurs-acteurs — Boris Grappe (baryton), Marion Gomar (soprano), Jérôme Billy (ténor), Mathilde Clavier (mezzo), Claire Péron (mezzo), Adelaïde Rouyer (alto), Kakhaber Shavidze (basse) ; deux pianistes-chefs de chant — Alfredo Abbati et Benjamin Laurent ; et enfin deux assistants à la mise en scène-acteurs, Clémence Azincourt et Vanasay Khamphommala.

 

J.F. Sivadier
Irène Kudela

 

Une cohésion, une sympathie, une entente artistique et humaine se sont tissées dès les premiers jours  — alchimie qui ne s’est jamais démentie. Marion Gomar, qui incarne dans Eugène Onéguine le premier rôle féminin (Tatiana), me confie : « Au début, l’idée de passer trois semaines enfermés dans cette abbaye sans jamais en sortir du matin au soir, trois repas par jour pris ensemble, ça faisait peur ! ». Mais c’est justement ce huis clos qui, loin d’être l’enfer sartrien, engendre une énergie de groupe propice à la concentration artistique et au dépassement de soi. Benjamin Laurent explique : « C’est justement le fait de ne jamais se quitter, de vivre ces moments en dehors du travail des répétitions, qui a cimenté la « troupe ».

 

Le soir, les repas pantagruéliques sont pris dans une euphorie souvent délirante, le chanteur géorgien Kakhaber Shavidze (basse à la voix profonde et inépuisable) lançant parfois des chants repris collectivement dans la salle voûtée qui résonne formidablement ! Jean-François Sivadier, jamais en reste, véritable « juke box » d’airs d’opéras (il est capable de chanter in extenso Don Carlos ou Traviata) et de chansons de variété française, mène la « troupe » dans la salle du bar pour jouer aux « Ambassadeurs ». Le jeu consiste à constituer deux équipes qui choisissent des titres de romans, d'opéras, de films, d'essais plus compliqués les uns que les autres (Le Ravissement de Lol V Stein, Psychopathologie de la vie quotidienne, Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents communistes… et j’en passe). Les titres, écrits sur des bouts de papier, sont tirés au sort par un membre de l’équipe adverse qui doit les mimer. Vous imaginez les contorsions des joueurs ! Et les franches rigolades, propices à une décontraction qui resurgit avec bonheur dans le travail où chacun se « donne » sans compter.

Parfois, comme pour illustrer l’adage shakespearien, le monde de Royaumont semble n’être qu’une vaste scène de théâtre où chacun endosse spontanément un rôle décalé : la jeune mezzo Claire Péron (Olga dans l’opéra) incarne un personnage de reality show à la voix niaise haut perchée entre Loana et Nabila ; la mezzo Mathilde Clavier (Larina dans l’opéra) joue à la goualeuse, Clémence Azincourt prend avec un naturel déconcertant l’accent d’une Martiniquaise nonchalante ; Irène Kudela, improvisatrice géniale, explique avec force mimiques, la différence entre accent russe, tchèque et français… Cette dernière évoque d’ailleurs au sujet des trois semaines de stage une « atmosphère hystérico-romantique rare et euphorisante".

 

Marion Gomar

 

Pour Irène Kudela, « Eugène Onéguine est au cœur de l’identité russe, aussi bien le long poème de Pouchkine que l’opéra de Tchaïkovski. » Histoire intimiste magnifiée par la musique qui témoigne du génie de mélodiste du compositeur. Vanasay Khamphommala (assistant à la mise en scène  et musicien et chanteur à ses heures) avoue lui que sa découverte au disque de l’opéra de Tchaïkovski ne l’a pas tout de suite convaincu : « J’ai trouvé l’œuvre un peu trop démonstrative, un peu trop chargée en pathos ». C’est la découverte de la réduction orchestrale pour piano seul qui a su emporter son adhésion : « l’intimité du livret est parfaitement restituée dans cette version pianistique ». Conviction partagée par toute la troupe de Royaumont, qui a dû par ailleurs très vite affronter un défi de taille : parler russe ! En effet, le Géorgien Kakhaber Shavidze mis à part, et le pianiste Benjamin Laurent qui a étudié le russe, personne ne parlait la langue de Pouchkine en s’inscrivant au stage Onéguine. Irène Kudela, polyglotte particulièrement à l’aise dans les langues slaves de par ses origines et son vécu, a su en un temps record initier tous ces Français (et un Brésilien, le pianiste Alfredo Abbati) au secret de la langue russe.

 

Jérôme Billy

 

L'initiation avait eu lieu durant cinq jours au printemps précédant le séjour à Royaumont. Chaque chanteur est à même en août de prononcer à s’y méprendre le russe et de comprendre chaque mot du livret. Pour Irène Kudela, tout comme pour Jean-François Sivadier, c’est essentiel : les chanteurs doivent comprendre ce qu’ils chantent ! On ne peut chanter, et a fortiori jouer, une phrase qu’on ne saisit pas. Les répétitions musicales sous la direction d’Irène Kudela sont à cet égard passionnantes  : toutes les recommandations vocales de cette grande professionnelle s’appuient sur la signification des paroles prononcées et sur la dramaturgie du livret. Irène Kudela décortique les moindres variations de sentiment, les moindres subtilités émotionnelles des êtres que les chanteurs doivent incarner sur scène : amour, espoir, jalousie, désespoir, dépit, colère…

Si j'ai écrit « les êtres », c'est pour éviter d’utiliser le terme de « personnage », un mot quelque peu tabou durant ce stage Eugène Onéguine ! En effet, pour Jean-François Sivadier, ce terme de personnage est à écarter. Le metteur en scène a une méthode. Il part de l’identité des chanteurs-acteurs qu’il a choisis en concertation avec Irène Kudela et Daniel Bizeray (directeur artistique de Royaumont). Il leur demande de se servir de ce qu’ils sont pour aller vers les êtres imaginés par Pouchkine/Tchaïkovski. Sa scénographie, imposée par la configuration de la salle sans coulisses où a lieu la représentation, ne masque pas l’artifice du spectacle : on découvre au début de l’opéra les artistes qui s’échauffent, en attendant de jouer à « être » Onéguine, Tatiana ou Lenski. Boris Grappe (Onéguine) souligne : « Jean-François ne me demande pas de me transformer pour entrer dans le costume d’Onéguine, c’est le costume qui s’adapte à moi. »

 

Boris Grappe et Claire Péron. A l'arrière-plan, Mathilde Clavier et Adelaïde Rouyer

 

Lorsqu’on filme les répétitions jour après jour, on est frappé par la douceur avec laquelle Jean-François Sivadier guide, plus qu’il ne dirige, ses interprètes. On ne le voit jamais en position de surplomb. Il ne joue jamais au « metteur en scène démiurge » qui, selon l’expression de Benjamin Laurent « disposerait des pions comme dans une maison de poupées ». On est même déconcerté par l’économie verbale de ce metteur en scène, un « homme de peu de mots » comme le souligne Vanasay Khamphommala, qui montre, plus qu’il n’explicite par des phrases. « Tu vois… » est d’ailleurs la phrase laconique récurrente prononcée par Sivadier, expression révélatrice d’une appréhension plus sensible qu’intellectuel du jeu et du chant. Mais attention ! Le metteur en scène sait exactement où il va, son cahier de mise en scène posé toujours à proximité de lui. Et lorsqu’on l’interroge plus avant, il sait parfaitement expliciter son art de la mise en scène et ses choix pour cette production. Jean-François Sivadier ne juge pas très intéressant d’aborder Eugène Onéguine sous l’angle du topos de « l’amour manqué ». Il désire plutôt explorer ce que dit Larina, la mère de Tatiana et Olga, au début de l’opéra : Larina a naguère touché du doigt la passion, mais finalement son mariage de raison s’est révélé heureux, car dit-elle, l’habitude est un don de dieu infiniment précieux.

 

Passion vs Habitude : voilà la grande dichotomie qui intéresse Jean-François Sivadier pour aborder Eugène Onéguine. Mais il ne réunit pas ses artistes en début de stage avec un cahier des charges théorique qui verrouillerait certainement les énergies et la spontanéité de ses interprètes. Le metteur en scène accueille favorablement les propositions de ses chanteurs, en les intégrant quant elles se révèlent pertinentes. Ce sont particulièrement les gestes propres de ses chanteurs qui l’intéressent, parce que ces gestes singuliers créent un effet de réel saisissant. D’ailleurs, les répétitions, lorsqu’on les observe en les filmant comme il m’a été donné de le faire, consiste essentiellement dans le réglage de gestes, de déplacements dans l’espace. Tous les chanteurs disent avoir eu l’impression durant ces trois semaines d’avoir été dirigés comme le seraient des danseurs par un chorégraphe. On n'est donc pas étonné de constater que dans les moments de pause, la plupart des chanteurs se mettent à esquisser des pas de danse — classique, tango, africaine — au gré de leur inspiration…

 

Mathilde Clavier

 

Il faudrait parler plus longuement des magnifiques chanteurs qui ont su faire rêver, sourire, trembler les spectateurs des "Fenêtres sur cou(s)", qui ont ému aux larmes aussi, par la force de leurs voix captivantes et par l’intensité de leur jeu. Il faudrait parler des formidables pianistes mis à contribution dans la mise en scène par Sivadier en leur demandant d'incarner tour à tour des rôles de figurants. Il faudrait parler enfin des assistants à la mise en scène, également figurants et chanteurs dans le chœur ! Mais cela, vous le découvrirez bien mieux dans le petit film de quelques minutes résumant des moments magiques de l’opéra — et bientôt dans le documentaire plus long que je suis en train de monter.

 

Quelques minutes avant la représentation devant un public privilégié de quatre-vingt personnes (les proches des artistes et des habitués habitant à proximité de Royaumont), Claire Péron, Mathilde Clavier, Marion Gomar et Clémence Azincourt se sont livrées à un étrange rituel oscillant entre la transe, le spiritisme et la méditation zen. Avec son ipad à la main, Jean-François Sivadier les a alors filmées en tournant lentement autour d’elles. Marion Gomar s'est alors exclamé : « Nous sommes les quatre Grâces!» Clémence Azincourt a ajouté, goguenarde : « Les quatre filles du docteur Sivadier! » "Du Système Sivadier » a enfin rectifié Marion Gomar.

 

Le Système Sivadier, la Méthode Kudela… l’Expérience Royaumont. Une parenthèse enchantée, qui aboutira, on en met sa main à couper, à une prolongation d’ici peu dans un théâtre parisien, new-yorkais ou moscovite... On vous tiendra au courant, promis !

 

Clara Laurent (2013, Droits réservés)

 

Un moment de détente en répétition...
Adelaïde Rouyer

"Danielle Darrieux, une femme moderne" parution 20 septembre 2023 chez Nouveau Monde Éditions (dans une édition revue et augmentée)

"Herbert Traube, le destin français d'un indésirable", un film documentaire de 88 min (2022)

 

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