Comme chaque année, le palmarès du Prix Prince Pierre a été proclamé sur la scène de l’Opéra, le lendemain de la rencontre, organisée à la Médiathèque de Monaco, des auteurs sélectionnés pour la Bourse de la découverte avec le public. Eclairages.
La Bourse de la découverte 2015 : La Fleur du capital ou les nouvelles fleurs du mal…
Le jury de la Bourse de la découverte a choisi cette année de couronner le premier roman de Jean-Noël Orengo : La Fleur du capital. Ce ne sont pas les Fleurs du mal qu’en cette deuxième décennie du XXIe siècle l’auteur évoque, mais celles de Pataya, « capitale mondiale » de la prostitution, rejeton d’une globalisation économique effrayante. En près de 800 pages, Orengo explore la fascination exercée par ce Sodome et Gomorrhe contemporain sur les Occidentaux en quête de sensations fortes, de dépaysement, d’oubli… et évoque le quotidien des exploités et des exploitants de cette contrée thaïlandaise. Après le Plateforme de Michel Houellebecq qui enquêtait déjà il y a quinze ans sur ces Occidentaux décadents, exténués, cherchant à revitaliser leur libido dans les paradis extrême-orientaux, Orengo revient sur le sujet ; il le fait dans une fresque polyphonique, au style tour à tour lent et répétitif, ou rapide et fragmentaire, faisant la part belle à l’intertextualité. Une œuvre ambitieuse donc, exigeante, qui a su manifestement séduire les jurés.
Les lecteurs qui n’auraient pas participé cette année au Marathon de lecture (organisé par la Médiathèque de Monaco) pourront se rattraper avec deux autres premiers romans remarquables. Citons d’abord L’Idiot du palais, de Bruno Deniel-Laurent. Ce court roman en forme de parabole nous plonge dans l’univers oppressant d’un palais parisien abritant la princesse et le prince d’un émirat fictif, « Oukbahr », ainsi qu’un personnel pléthorique et semi-esclavagisé, contraint d’obéir aux caprices de leurs éminences ainsi qu’à un protocole millimétré et absurde. Récit d’apprentissage du héros, « l’Idiot », ce roman impressionne par son style précis, ciselé, efficace. La parabole est grinçante, le monde malsain qui y est dépeint (ici, comme chez Orengo, la prostitution est au centre de tout) glace le sang.
Le premier roman de Leïla Slimani frappe de même par son style ferme, net, sans fioritures. Dans le jardin de l’ogre traite du cas d’une Emma Bovary du XXIe siècle : Adèle, une femme mariée depuis plusieurs années à un aimable médecin sécurisant, élevant un jeune enfant sans enthousiasme maternel, est en proie à des pulsions sexuelles irrépressibles qui la mènent au bord du gouffre. Cette Bovary années 2000 vit à Paris, est journaliste, et n’est ni victime de la société patriarcale de son époque, ni de lectures de jeunesse à l’eau de rose, comme l’était l’héroïne de Flaubert. Leïla Slimani ne juge pas Adèle, mais observe son personnage visiblement victime d’une addiction au sexe dont aucune explication psychologique explicite ne sera jamais livrée. Le mari d’Adèle aura-t-il le dernier mot ? « L’amour, ce n’est que de la patience », dit le narrateur in fine…
Chantal Thomas, lauréate du Prix Littéraire pour l'ensemble de son œuvre
Cette année, quatre sur cinq des auteurs sélectionnés étaient des femmes : Anne Wiazemsky, Amélie Nothomb, Fred Vargas et la gagnante, donc, Chantal Thomas. Une manière peut-être de souligner la visibilité désormais certaine des femmes dans le champ littéraire. La lauréate est sans doute moins connue du grand public que ses acolytes, et pourtant, beaucoup se souviennent surement de son roman Les Adieux à la reine (Prix Femina 2002), porté à l’écran en 2012 par Benoit Jacquot avec Diane Kruger dans le rôle de Marie-Antoinette et Léa Seydoux dans le rôle de sa lectrice. Chantal Thomas s’est fait une spécialité de ce XVIIIe siècle qui fascine tant nos contemporains, et en particulier une spécialité du libertinage : du plus folâtre (Casanova, un voyage libertin, 1985) au plus noir avec deux ouvrages sur Sade. C’est aussi « L’esprit de conversation » (2011) des salons de cette époque qui intéresse la directrice de recherche au CNRS. Enfin, les téléspectateurs qui ont aimé en septembre dernier son film documentaire sur Arte, consacré à la figure passionnante de Roland Barthes, pourront lire avec plaisir le dernier ouvrage paru de Chantal Thomas : Pour Roland Barthes.
Les autres champs artistiques n’ont pas été en reste cette année, le Prix Prince Pierre démontrant une fois de plus son acuité et son exigence.
Publié dans La Gazette de Monaco (DR)
Comme chaque année, les noms des lauréats du Prix Prince Pierre 2013 ont été divulgués le 1er octobre au cours d’une cérémonie solennelle donnée dans la somptueuse salle de l’Opéra de Monte-Carlo, en présence de son Altesse la Princesse de Hanovre, Présidente de la Fondation. Retour sur les choix des jurés et le marathon de lecture.
Et tout d’abord, saluons le choix des jurés que nous appelions de nos vœux l’an dernier où l’auteur était déjà en lice : c’est le grand écrivain franco-congolais Alain Mabanckou qui a reçu le Prix littéraire pour l’ensemble de son œuvre. Intelligence aigue, humour tendre, langue truculente et poétique, les romans de Mabanckou savent toucher un large public, comme en témoignent Lumières de Pointe-noire ou Black bazar. Egalement dramaturge, mais aussi poète, le professeur à l’Université californienne UCLA a écrit enfin avec Le Sanglot de l’homme noir un essai stimulant sur la condition et le vécu intérieur des Noirs, par-delà les clichés que Mabanckou semble fatigué d’entendre trop souvent proférés. Un auteur complet, donc, que la Fondation a su justement couronner.
Lundi 30 septembre, veille du palmarès, les lecteurs chevronnés de l’été pouvaient par ailleurs rencontrer à la Médiathèque de Monaco les six auteurs sélectionnés pour leur premier roman dans le cadre de la Bourse de la découverte. Outre des adultes motivés se trouvaient des élèves de quatrième du Collège Charles III, accompagnés de leur professeur de français qui leur avait confié à lire l’ouvrage de Thomas Coppey, Potentiel du sinistre. De notre avis, le roman le plus novateur et puissant des six retenus cette année. Certains des collégiens se sont manifestement prêtés avec intérêt au jeu de cette lecture inconfortable, mettant en scène un anti-héros, inventif et ambitieux, zélé cadre supérieur du «Groupe», finalement broyé par une machine infernale qui ressemble à s’y méprendre à n’importe quelle multinationale. La force de Potentiel du sinistre est d’emprunter la novlangue managériale de bout en bout du roman, démontrant comment l’idéologie qu’elle porte en elle peut contaminer les vies privées jusqu’à l’absurde. Un roman pas toujours compris par les lecteurs du Marathon, désarçonnés par l’aventure linguistique qu’il suppose… Autre roman empoignant la réalité la plus contemporaine, mais ayant reçu lui un accueil médiatique plus retentissant l’an dernier, La Théorie de l’information. Aurélien Bellanger a défendu avec aplomb face aux Marathoniens son projet romanesque ambitieux : brosser le portrait d’un double de Xavier Niel, et à travers lui la nouvelle civilisation 2.0 qui a vu récemment le jour. Mais cette fois-ci, le style précisément purement informatif et la construction attendue du roman achèvent d’épuiser d’ennui le lecteur pourtant plein de bonnes intentions. Un roman surévalué à notre gré, loin de la puissance visionnaire d’un Houellebecq dont Bellanger se réclame.
Passons vite sur le roman kerouakien, Sur la Panaméricaine, d’Alexandre Guyomard, auteur à la verve coulant facilement, mais dont la finalité semble se diluer vite dans l’alcool et les drogues que prennent ses héros déboussolés. Le projet de Riefenstahl, une évocation romanesque de la célèbre cinéaste du IIIe Reich, semble avoir quant à lui dépassé son jeune auteur, étudiant en thèse fasciné par l’auteur du Triomphe de la volonté. Il aurait certainement fallu la maturité littéraire d’un Yannick Haenel (cf. son roman Yann Karski) pour traiter d’un sujet aussi moralement épineux sans se casser la figure.
D’une autre trempe est le roman court et dense de Julia Deck, au beau titre durassien, Viviane Elisabeth Fauville ; ou l’histoire d’une quadragénaire, mère d’un bébé et esseulée, tuant à coups de couteau son psychanalyste. Ou pas. Car il s’est avéré que les lecteurs du Marathon n’avaient pas tous tiré la même conclusion de ce roman en forme d’enquête policière schizophrénique. Dans un style aux accents échenoziens, Julia Deck nous tient en haleine et se révèle une romancière surdouée à suivre de près. Mais ce n’est ni Thomas Coppey, ni Julia Deck que les jurés ont choisi de récompenser cette année, mais la romancière Yannick Grannec, pour son roman touffu La Déesse des petites victoires. La veuve revêche du mathématicien autrichien de génie Gödel détient des documents de son mari, que l’Université voudrait récupérer pour leur valeur incalculable. Une jeune femme se charge d’amadouer la veuve sur son lit d’hôpital. Une amitié se noue, malgré la rugosité de la veuve, cette dernière évoquant à travers sa vie avec son mari, ami d’Einstein, un 20e siècle foisonnant. C’est fort documenté, le style est fluide, le sujet intéressant et original. Les marathoniens, tout comme le jury du Prix Prince Pierre ont apprécié. Pour notre part, quelque chose de trop joliment fabriqué, de trop calibré pour plaire, nous a laissé quelque peu indifférent à cette histoire de femme aimante, une fois de plus entièrement au service de son époux acariâtre, fût-il un génie.
Cette édition 2013 du Prix aura été quoi qu’il en soit l’occasion intéressante de se donner une idée de l’état de la littérature francophone, dans la diversité de ses inspirations et de ses styles (citons aussi le Prix des lycéens accordé à une auteure de 21 ans pour Les Affreux). Sans oublier les lauréats musiciens et plasticiens, qui témoignent une nouvelle fois d’une belle exigence de la part des jurés de la Fondation monégasque, à l’affût de la Création contemporaine.
• Lauréat du Prix International d’Art Contemporain (PIAC) Dora Garcia pour son œuvre The Deviant Majority, 2010
PIAC – Prix Associés Lauréat du Prix pour un texte sur l’art : Morad Montazami Aide aux conférences et au partage des savoirs attribuée à : Moe Satt
Lauréat du Prix Littéraire Alain Mabanckou
• Lauréat de la Bourse de la Découverte
Yannick Grannec, pour son œuvre La déesse des petites victoires, Anne Carrière, août 2012
• Coup de Cœur des Lycéens Chloé Schmitt, pour son ouvrage Les Affreux, Albin Michel , août 2012
• Coup de Cœur des Jeunes Musiciens Toshio Hosokawa, pour son oeuvre HORN CONCERTO - Moment of Blossoming
C’est sur une scène de l’Opéra de Monte-Carlo cette année agrémentée d’écrans d’Ipad géants que la cérémonie de remise des Prix Prince Pierre s’est déroulée, conférant une allure résolument high tech à ce prix, qui peut s’enorgueillir à la fois d’un âge vénérable (61 ans) et de choix souvent à la pointe du modernisme. 2012 : un millésime stimulant.
Le 2 octobre dernier, son Altesse Royale Caroline de Monaco, Présidente de la Fondation Prince Pierre, a ouvert la séance en rendant hommage à celui qu’elle a nommé affectueusement son « grand-père », le Prince Pierre, en soulignant l’amour des arts de ce fin lettré et mélomane.
Un peu d’Histoire…
Rappelons en effet que né en 1895, le comte de Polignac a cultivé des liens tout au long de sa vie avec les plus grands écrivains de son temps, parmi lesquels : Marcel Proust, Jean Cocteau, Marcel Pagnol ou encore Georges Duhamel et Roland Dorgelès… Dans les années trente, son amitié avec la grande Nadia Boulanger a su former son goût pour la musique de son époque. C’est grâce aussi au Prince Pierre que Diaghilev sauvera en 1922 de la faillite les Ballets russes, qui s’installeront, comme l’on sait, à Monaco…
C’est en 1950 que le prince Rainier III annonce la création d’un Conseil Littéraire de la Principauté, placé sous la haute présidence de son père, cet exceptionnel homme de culture. Innovation remarquable, un Grand prix littéraire couronnant un « écrivain de langue française » est alors institué, ce que l’on peut considérer comme une initiative précurseur de la future « francophonie ». Le premier écrivain couronné sera ainsi Julien Green, Américain de naissance qui a choisi comme « patrie » la langue française. Le Prix continuera à distinguer par la suite de grands auteurs « francophones » comme Ionesco, Senghor, ou Makine…, mais aussi natifs de la métropole, à l’instar de Giono ou Sagan.
Le lauréat 2012 du Prix littéraire
Cette année, la sélection comptait l’œuvre d’un Québécois, Victor-Lévy Beaulieu, d’un Haïtien, Frankétienne, d’un Congolais, Alain Mabanckou, de René de Ceccaty (italianisant et japonisant) - et enfin de Jean-Paul Kaufmann, qui fut l’heureux élu. L’ancien journaliste est venu recevoir son prix sur scène avec une élégante discrétion. Il a évoqué comment la littérature a pour lui été un salutaire « élargissement » de son expérience de journaliste. Pudique, il a déclaré qu’on « écrivait des livres parce qu’on ne savait pas en parler ». Tout le monde se souvient certes de son calvaire d’otage au Liban entre 1985 et 1988, mais Jean-Paul Kaufmann a su aussi bâtir patiemment depuis le début des années 90 une œuvre abondante, faite de livres sur sa passion du vin ou son amour du peintre Delacroix, ainsi que de nombreux récits, à l’instar de Courlande. C’est cette évocation d’un voyage dans cette province de la Baltique, lieu d’origine d’un amour de jeunesse de l’auteur, qui fut choisie par André Dussolier pour sa lecture d’extrait. L’acteur - diction exacte, timbre chaleureux et profond - a illuminé la soirée de son sourire infiniment sensible. Une présence solaire !
La Bourse de la découverte
On a pu découvrir également par l’entremise de cette voix d’or un extrait du roman lauréat de la Bourse de la découverte : Les îles. Le hasard veut que l’auteur de ce premier roman, Philippe Lançon, soit aussi journaliste (à Libération). Sa réponse à la question posée par François Chantrait, maître des cérémonies, sur les rapports entre ses deux activités fut laconique et résolue: « Aucun ! ». Le prologue de Les îles avoue la difficulté d’écrire sur ce qui touche l’auteur : « Tout ce que je pourrais écrire m’ennuie. Tout ce que je suis me fatigue. Tout ce que j’imagine m’éloigne. Tout ce qui est ne m’intéresse plus. » Gageons que son premier roman de 450 pages est donc une victoire sur lui-même ! Entre deux îles, Hong-Kong et Cuba, le récit explore les limites ténues entre raison et folie, entre amitié et amour, brossant de beaux portraits de femmes - et revendiquant la confusion entre fiction et réalité : « Je voulais écrire une histoire « réelle », mais je ne crois pas à la séparation entre réalité et fiction. »
Le Coup de cœur des lycéens
Cet enjeu récurrent de la littérature contemporaine – mais au fond, n’en a-t-il pas été ainsi depuis, au moins, Montaigne ? – est aussi au cœur du premier roman choisi par les élèves du Lycée Albert 1er: Eux sur la photo. Son auteur, Hélène Gestern, a en effet expliqué comment elle n’avait pris conscience qu’à mi-parcours de l’écriture de son roman que son personnage principal ne se nommait autrement qu’Hélène. Après avoir tenté de changer ce prénom, elle dut se rendre à l’évidence : « Ça ne marchait pas ». L’écrivaine a évoqué avec sensibilité son récit de la quête des origines : identité cachée de la narratrice et reconstitution de la filiation véritable par le truchement d’une photo. Hélène Gestern s’est montrée particulièrement surprise que son roman ait pu intéresser des lycéens. Mais l’on comprend que cette quête identitaire, délicatement mise en scène avec ce « suspens » que les jeunes gens cherchent de nos jours prioritairement dans la fiction, ait pu les émouvoir. Notons aussi que les élèves des trois classes participantes ont le mérite de lire treize romans dans l’année pour en sélectionner cinq qui seront en lice, avant d’élire finalement le lauréat. Initiative plus que louable en ces temps où les adolescents ont tant de sollicitations apparemment plus trépidantes que la lecture de romans exigeants !
Le marathon de lecture
Rappelons l’existence du « marathon de lecture », ouvert cette foi aux adultes. Dès le mois de juin, les lecteurs volontaires sont invités à découvrir les livres en lice de la Bourse de la découverte à la Médiathèque Louis Notari au cours d’agréables échanges, puis à produire par la suite des compte rendus critiques. Cette initiative n’est d’ailleurs pas circonscrite à la principauté, mais étendue aux communes à l’entour. Les deux meilleurs textes critiques reçoivent un prix (cette année les lauréats venaient de la Trinité et de Beaulieu) ; et tous les passionnés voient leurs efforts couronnés par la rencontre fin septembre avec les auteurs invités à la Médiathèque. Un moment fort pour les lecteurs ! Le site de la Médiathèque donne enfin des nouvelles littéraires des lauréats de la Bourse des années écoulées : cet effort de suivi mérite d’être salué.
De la musique avant toute chose…
Cette recension des prix décernés cette année serait évidemment incomplète si nous ne citions pas les heureux gagnants des prix musicaux, accueillis sur scène par la grande compositrice franco-américaine Betsy Jolas, la Présidente. Le Tchèque Martin Smolka s’est vu ainsi décerné le Prix de composition musicale, et la Finlandaise Kaija Saariaho le Coup de cœur des Jeunes Musiciens. Le public de la salle Garnier a pu découvrir des échantillons des compositions de cette dernière, exécutés par le trio Wozzeck, avec notamment une belle performance solo par le violoncelliste François Poly.
Un souhait pour 2013 !
Pour conclure, on aimerait exprimer un vœu personnel : que l’écrivain Alain Mabanckou, à l’écriture à la fois si truculente (Mémoire d’un porc-épic, Black Bazar…) et d’une si singulière acuité dans sa façon d’aborder le problème de « l’assignation identitaire » (Le Sanglot de l‘homme noir…), une des obsessions contemporaines, soit sélectionné de nouveau l’an prochain pour le Prix littéraire – et remporte les suffrages !
(Paru dans la Gazette Novembre 2012 - Droits réservés La Gazette de Monaco)